L’économiste Thomas Piketty, dont le dernier ouvrage, Le Capital au XXIe siècle (Seuil, 2013), est devenu un best-seller mondial, avoue mal connaître l’Afrique. Et s’il a cherché à s’y intéresser dans le cadre de son travail sur les inégalités, il a rapidement été contraint de rabaisser ses ambitions. Faute de statistiques ou d’accès à des données jalousement tenues secrètes par des gouvernements.
Le blâme ne doit pas seulement être porté sur les États africains. Les multinationales qui opèrent sur le continent publient rarement les bénéfices qu’elles y réalisent et les impôts qu’elles paient. Pour Thomas Piketty, « l’Europe, au lieu de se donner bonne conscience avec des flux d’aide au développement », devrait contraindre les multinationales à cet exercice de transparence. Cette opacité générale mine la confiance en l’État en même temps qu’elle le prive de ressources indispensables au développement. Il s’en est expliqué lors des Débats du « Monde Afrique » organisés les 10 et 11 septembre à Abidjan.
Votre travail fait une place marginale à l’Afrique, pourquoi ?
Pour observer les inégalités, il faut des données sur les revenus et sur la fiscalité. Or, jusqu’à présent, il n’y a que l’Afrique du Sud et quelques autres pays, notamment du Maghreb, pour l’époque coloniale, pour lesquels nous disposons de chiffres.
Mais pour la période récente, nous sommes confrontés à un vrai problème d’accès aux données qui est lié à une question plus générale de transparence et de démocratie. Les seuls éléments disponibles pour étudier l’Afrique sont des enquêtes sur les budgets des ménages. Elles sous-estiment bien souvent la réalité, surtout pour les hauts revenus. Malgré tout, l’image que nous avons est celle d’un niveau d’inégalités très élevé, proche de celui que l’on retrouve en Amérique latine.
En quoi ce fort niveau d’inégalités peut-il entraver le développement ?
L’idée qu’une croissance forte permettrait au bout d’un certain temps d’endiguer naturellement les inégalités est restée pendant très longtemps à la mode parmi les économistes du développement. Nous savons que cela n’est pas vrai. Nos travaux, notamment, ont permis de montrer que la réduction des inégalités est liée à des politiques fiscales et sociales, pas à une évolution « naturelle ».
L’Afrique, dont la population pourrait être multipliée par plus de quatre d’ici à la fin du siècle, va avoir des défis uniques à relever. Mais elle peut apprendre des expériences des autres pays. Un certain niveau d’égalité sociale est indispensable pour le développement, car l’État doit pouvoir financer l’accès à l’éducation et à la santé pour le plus grand nombre. Pas seulement pour une petite élite. De trop fortes inégalités conduisent ensuite à une instabilité politique qui détruit toute perspective de développement. Les systèmes de prélèvements ne permettent pas aujourd’hui de financer ces services de base à la hauteur des besoins.
L’Afrique a trop souvent été un terrain d’expérimentation. Les plans d’ajustement structurel imposés par les institutions financières internationales dans les années 1980 et 1990 ont conduit à un discours de dénigrement de l’État, qui persiste aujourd’hui.
Or, l’État a besoin de moyens pour mener ses missions. Aucun pays n’a réussi son processus de développement, dont l’une des conditions est l’existence de systèmes d’éducation et de santé performants en prélevant seulement 10 % à 15 % du PIB pour les recettes de l’État. Dans les pays développés, les prélèvements représentent de 30 à 50 % du produit intérieur brut. Il faut évidemment que ces recettes soient bien gérées.
Vous êtes très critique sur le rôle que peuvent jouer les investissements étrangers pour financer les économies africaines.
Il ne s’agit pas de mettre en cause les bénéfices de l’ouverture, qui est une des clés d’une stratégie réussie de développement, mais de s’interroger sur la forme qu’elle doit prendre. Les expériences réussies des dernières décennies, notamment en Asie, suggèrent que c’est plutôt l’ouverture commerciale que l’ouverture débridée aux flux de capitaux qui joue le rôle le plus positif dans la croissance. Au-delà d’un certain seuil d’investissement financé par des acteurs étrangers, des relations de propriété, de dépendance, peuvent devenir très difficiles à gérer.
Aujourd’hui, personne n’est en mesure d’évaluer avec précision l’ampleur des investissements étrangers en Afrique.
Nous savons que les bénéfices et les revenus rapatriés par les entreprises étrangères atteignent entre 5 % à 10 % du PIB des pays, ce qui est considérable. Et encore ne s’agit-il ici que des flux licites qui ne comptabilisent pas tout l’argent qui s’évade vers des paradis fiscaux. C’est en tout cas bien plus que l’aide publique au développement. Il y a de l’hypocrisie derrière le discours qui est tenu aux Africains sur la modernisation et la lutte contre la corruption.
Ce sont souvent les entreprises européennes qui bénéficient de régimes fiscaux peu transparents. Plutôt que de se donner bonne conscience avec une aide qui revient souvent à payer à prix d’or des consultants étrangers, l’Union européenne devrait obliger ses multinationales à publier de façon la plus claire les bénéfices réalisés et les impôts payés.
Vous pointez dans votre livre une concentration croissante de la richesse avec l’apparition d’une classe de super-riches, l’Afrique est-elle aussi concernée ?
Pour l’instant, les « oligarques » en Afrique sont plus chinois ou européens même si on voit aussi émerger des Africains. Cette dérive est toutefois beaucoup plus grave sur ce continent que dans des pays développés qui disposent d’institutions sociales, éducatives permettant à la fabrique sociale de continuer à fonctionner. Cette dérive oligarchique peut miner le processus de développement. Là encore, nous ne faisons rien pour empêcher ces fortunes d’aller se réfugier à l’étranger.
Ce n’est pas en judiciarisant de façon spectaculaire quelques affaires de biens mal acquis que l’on va régler le problème de l’inégalité. On a besoin d’une transparence financière et fiscale qui soit à la hauteur des enjeux.