Les mobilisations suscitées par la mort de George Floyd aux Etats-Unis et à travers le monde ont redonné vie à une revendication ancienne : débarrasser l’espace public des statues de marchands d’esclaves, généraux confédérés, dignitaires coloniaux… Beaucoup s’étonnent de l’importance prise par ce débat. Que valent ces querelles autour de quelques symboles alors que le chantier juridique, politique, éducatif pour faire reculer le racisme est immense ?
Plusieurs raisons rendent cette revendication bien moins anecdotique qu’il n’y paraît. On peut remarquer d’abord qu’elle a une longue histoire. Ce n’est pas depuis quelques semaines mais depuis des décennies que la communauté noire, aux Etats-Unis particulièrement, se bat sur le plan des symboles. A Charleston, en Caroline du Sud, des esclaves s’attaquaient dès 1865 aux bustes de notables défenseurs de l’esclavage, alors que l’abolition n’avait même pas encore été prononcée. Tout au long du XXe siècle, des militants ont dénoncé l’omniprésence du drapeau confédéré, étroitement associé à l’esclavage, ou des statues du général Lee, le principal leader militaire des armées sudistes. Les victoires ont été lentes et rares. Ce n’est que dans les années 2010, par exemple, que les drapeaux officiels ont été enlevés des bâtiments officiels dans certains Etats. Les statues de Lee continuent d’abonder. C’est au pied de l’une d’elles, à Charleston, en 2017, qu’une manifestation suprémaciste blanche dégénéra et causa la mort d’une manifestante antiraciste. La raison de ce rassemblement ? Le maire voulait déboulonner la statue de Lee.
Mais contrairement à ce que l’on entend souvent, cette lutte pour des symboles n’a rien de spécifique au contexte américain et à l’expérience de la ségrégation. La glorification de Christophe Colomb était déjà contestée, en Grande-Bretagne, lors des célébrations de la «découverte de l’Amérique», en 1992. A l’université d’Oxford, les militants de l’organisation «Rhodes Must Fall» sont peut-être en passe d’obtenir ce qu’ils réclament depuis des années : le retrait d’une statue de Cecil Rhodes, célèbre homme d’affaires et dirigeant colonial britannique, fondateur de la Rhodésie. Au Cap, des habitants noirs tentaient de faire tomber une statue du même homme depuis les années 1950. Ils ont obtenu gain de cause… en 2015. Dans tous les grands ports négriers d’Europe, la contestation des notables ayant participé au commerce triangulaire a été vive depuis les années 1990, à travers notamment le problème des noms de rues leur rendant hommage. Les revendications qui s’expriment aujourd’hui dans le sillage de «Black Lives Matter» sont donc en réalité un nouvel épisode d’une longue lutte. Cette endurance devrait nous interpeller : comment penser qu’une revendication qui anime les communautés noires depuis des décennies puisse n’être qu’une distraction par rapport aux «vrais combats» ? Ces militants ne sont-ils pas d’ailleurs les mieux placés pour juger des terrains sur lesquels devrait porter la lutte contre le racisme ?
La mémoire a sa raison d’être à côté de l’histoire
Car il s’agit bien de lutter contre le racisme, et non pas de réécrire l’histoire ou de contester la République en s’attaquant à ses symboles. Il faut en effet prendre garde à la différence, fondamentale, entre l’histoire et la mémoire. La mémoire collective d’une société n’est jamais le simple reflet de son passé. Elle est même tout le contraire : c’est une distorsion – politiquement utile – du passé, selon les intérêts, les valeurs, les croyances du présent. La mémoire a sa raison d’être, non pas contre l’histoire, mais à côté de l’histoire. Elle est le fruit d’un processus au cours duquel peuvent se confronter plusieurs visions, mais qui assoit finalement la domination d’un récit identitaire sur tous les autres. Les statues de leaders coloniaux, d’armateurs négriers, les rues qui leur rendent hommage, sont précisément le fruit d’une politique mémorielle, mais c’est celle d’un autre temps, celle d’une Troisième République dont les dirigeants pouvaient se reconnaître dans les objectifs de l’aventure impérialiste ou dans les succès commerciaux et l’opulence d’un armateur, fût-il parfois négrier.
A qui ces identités parlent-elles encore ? En quoi la République souffrirait-elle de mettre à jour de tels symboles ? L’idéologie républicaine n’immunise en rien contre le racisme institutionnel, les discriminations, les violences policières qui s’abattent sur les minorités. Elle tend plutôt à les dissimuler derrière le masque commode de l’universalisme ou de l’anti-communautarisme. La présence dans l’espace public de symboles d’un Etat esclavagiste et colonial y ajoute une autre oppression : la discrimination mémorielle.
Il est juste de reconnaître que depuis les années 1990, la mémoire nationale a été rendue progressivement plus inclusive, en particulier sur la question de l’esclavage. La France a établi une journée de commémoration, le 10 mai, construit un grand mémorial en Guadeloupe. Elle honore même au Panthéon de grandes figures de la lutte des Noirs, comme Toussaint Louverture, héros de l’indépendance haïtienne, et Louis Delgrès qui combattit les troupes françaises venues rétablir l’esclavage en Guadeloupe. Bordeaux vient d’ajouter des explications historiques sur les plaques de rues contestées. Mais combien d’écoliers connaissent Delgrès ? Quand ils remettent en cause la figure de Schoelcher, symbole omniprésent d’une abolition prononcée par des élites blanches, les militants antillais soulignent ce que cette réorientation mémorielle peut avoir d’inachevé. Il faut souligner par ailleurs que l’introspection nationale ne se prolonge pas sur le terrain de la mémoire de la colonisation. Combien compte-t-on encore d’avenues en l’honneur du maréchal Faidherbe, conquérant impitoyable du Sénégal ? Combien de rues dédiées au maréchal Bugeaud, «pacificateur» de l’Algérie ?
Les statues sont faites précisément pour résister au temps qui passe. Elles sont solides, généralement, mais ne se maintiennent pas seules. En août 2017, le vent et la pluie ont fini par abattre la statue de Faidherbe qui se dressait à Saint-Louis du Sénégal depuis 1887. Malgré les protestations de certains habitants, le maire l’a fait reconstruire. Il serait grand temps, pourtant, de mettre les symboles de l’espace public en phase avec les valeurs morales et les identités contemporaines. De prêter attention à nos concitoyens qui se sentent insultés dans leur histoire, leur sensibilité et plus encore dans leur appartenance à la nation. De comprendre avec eux la nécessité de s’attaquer au racisme dans toutes ses expressions, même les mieux ancrées dans le paysage urbain. On aurait tort de s’abriter derrière l’histoire pour justifier de conserver ces symboles. Il ne s’agit pas d’histoire mais de mémoire, donc d’identités collectives. Faire tenir debout ces statues est en réalité un geste politique, même s’il s’ignore : c’est faire vivre des valeurs du passé.
Renaud Hourcade politiste, chargé de recherches au CNRS, Laboratoire Arènes–Université de Rennes