Il y aurait déjà un grand progrès si, dans certains choix difficiles des êtres humains, on admettait qu’il ne s’agit pas de trancher de manière simpliste entre un «bien» et un mal. Cela permettrait déjà de ne pas caricaturer le débat. Par exemple, sur la question de l’avortement (qui donne à nouveau lieu à confusion aujourd’hui), il faudrait cesser d’opposer ceux et celles qui sont contre, et celles et ceux qui seraient «pour». Ces dernières et ces derniers ne sont pas «pour» l’avortement mais, et d’ailleurs dans certaines limites objectives (par exemple, dans tous les pays, le temps écoulé dans la grossesse), sont pour la légalisation du choix auquel les femmes peuvent être conduites et dont elles pèsent elles-mêmes la difficulté. C’est ce choix et ce droit qui dans ces limites ont quelque chose d’absolu.
De même, on pourrait dire que le débat sur la «fin de vie», au sens précis de la décision d’arrêt de traitement, se fera toujours entre deux maux : sur fond de l’incurable avéré, il faudra pondérer les souffrances et définir des seuils au-delà desquels commence ce que l’on appelle pudiquement mais précisément le «déraisonnable». Oui, ce serait déjà un progrès, à coup sûr, d’admettre la réalité du négatif et la difficulté de certains choix. De ne pas caricaturer le débat. De comprendre que certaines situations relèvent de ce que le philosophe tchèque Jakub Capek appelle des «dilemmes» qui ne sont pas des choix difficiles en général (par exemple entre des desserts ou des parfums de glace dans un menu, même si c’est parfois déchirant), mais des options vitales entre des maux eux-mêmes vitaux et parfois mortels.
Ce serait déjà un progrès, car admettre les dilemmes n’est jamais facile, même dans notre époque saturée de problèmes souvent contradictoires. Comment se peut-il qu’aujourd’hui encore on caricature tant de choix difficiles ? Mais il se peut que la raison de ce déni soit plus profonde qu’on ne croit. Et qu’elle n’ajoute pas seulement un danger aux autres, mais nous oriente aussi vers leur solution.
Car quel est le danger que le déni du dilemme ajoute à ce dernier, déjà si douloureux ? Il est simple à comprendre. En refusant d’affronter les dilemmes, en leur substituant un choix simpliste, on ajoute ou même on substitue au dilemme un conflit entre les humains ou les groupes humains. Aux dilemmes vitaux, comme si cela ne suffisait pas, on ajoute les conflits humains. Il y a, par exemple, une décision tragique à prendre en fin de vie, on y ajoute un conflit non moins tragique, entre des proches qui plus est. Mais c’est là qu’il y a un enseignement profond, dans tous les domaines.
C’est que ce «supplément» de conflit n’est pas conjoncturel, mais structurel et ne doit donc pas venir en dernier mais en premier dans notre réponse aux dilemmes vitaux. Ces derniers ne portent jamais seulement sur des maux objectifs, mais aussi ou même d’abord sur les relations humaines, donc la reconnaissance entre les humains de droits, par exemple à décider, qui sont aussi importants que les objets de leurs décisions. Et il y a là, même dans des contraintes vitales qu’il faudra respecter, des principes moraux qui ne sont pas moins vitaux et qui ont quelque chose d’inconditionnel.
Ainsi du droit des femmes (comme des autres êtres humains) sur leur corps, même s’il faut tenir compte des limites entre les vivants humains et par exemple du temps de la grossesse et de ses seuils critiques. Ou encore de la décision d’arrêt de traitement où le «consentement» du patient, qui est un principe absolu, est dit «éclairé», c’est-à-dire en fait contraint par les données du choix, si souvent un dilemme. Une contrainte particulière surviendra en outre lorsque le patient est «hors d’état d’exprimer sa volonté». Elle fait l’objet d’une procédure élaborée dans un cadre politique et démocratique dont on comprend tout à coup combien il est, lui aussi, vital, au sens le plus strict.
On pourrait généraliser. On dira seulement ici qu’il en est de même en politique, et on pense aux «migrants» dont la situation peut, certes, plonger dans les dilemmes vitaux du présent, et ils existent. Mais certains en profiteront pour aggraver ces dilemmes (souvent en les déniant) jusqu’aux conflits et à la complicité active dans leur abandon et leur mort. Au contraire, on n’affrontera les dilemmes réels du moment qu’en admettant des principes inconditionnels, minimaux mais absolus, entre les humains. Ils ne compliqueront pas les problèmes. Au contraire, c’est leur déni qui le ferait. Ils sont la condition pour dépasser les dilemmes, et pour les résoudre. Car la reconnaissance du négatif est un acte positif, si elle passe par la reconnaissance de nos risques et de nos ressources communes, face à lui.