Alain Badiou annonçait récemment l’arrêt de ses séminaires et la publication prochaine de l’Immanence des vérités, achevant une trilogie composée de l’Etre et l’Evénement (1988) et des Logiques des mondes (2006). Octogénaire fringant, il n’en a pas fini de publier puisque le voilà avec trois livres : Je vous sais si nombreux… (Fayard), la Tradition allemande dans la philosophie (Lignes) et Eloge de la politique (Flammarion), après avoir signé Eloge de l’amour en 2009, celui du théâtre en 2013 et, deux ans plus tard, celui des mathématiques. Depuis 1968, il n’a pas pris part à la moindre consultation électorale, toisant les démocraties bourgeoises et restant fidèle à l’idéal proclamé par le groupuscule maoïste auquel il appartenait alors : l’Union des communistes de France marxiste-léniniste, dont les journaux et les tracts arboraient les effigies de Marx, Engels, Lénine, Staline et Mao.
Si Libération est sans aucun doute à classer dans les «renégats», Alain Badiou a accepté de dialoguer avec Laurent Joffrin, qui, lui, se place au cœur du jeu politique comme commentateur et défenseur de la social-démocratie et du réformisme. Les échanges autour d’Eloge de la politique ont été vifs, accrochés, pour constater le gouffre qui sépare celui qui maintient «l’hypothèse communiste» fondée sur une insurrection populaire, dont il admet ne pas connaître les modalités, et celui qui veille à avancer pas à pas.
Les modalités, voilà ce qui sépare les deux hommes. Pour le premier, si on compte les morts du Goulag ou de la Révolution culturelle, alors comptons aussi ceux du capitalisme (du colonialisme aux guerres mondiales). Un rapprochement fallacieux pour le second.
Alain Badiou, quelle est votre définition de la politique ?
Alain Badiou : J’aurais peut-être dû appeler mon livre «Eloge d’une politique». Je vois en effet deux définitions possibles de la politique. La première centre la question sur la conquête et l’exercice du pouvoir d’Etat. La politique est alors définie comme une gestion réaliste des nécessités du pouvoir. La seconde définition, qui a surgi très tôt, notamment avec Platon, considère que la question clé est celle de la justice. Je m’engage dans la seconde direction et je définis la politique comme l’ensemble des procédures qui conduisent à l’organisation d’une société juste, ce qui veut dire : délivrée des rapports de force et des inégalités qui constituent la réalité collective. Ce débat existait déjà entre Aristote et Platon. Le premier a une conception très pragmatique, il analyse les conditions économiques et financières de l’existence des sociétés, il est soucieux de l’existence d’une classe moyenne, quand Platon tente d’abord de définir une société juste et ne se soucie qu’ensuite des moyens requis pour y parvenir.
Laurent Joffrin : Cette distinction me convient. Mais dans Eloge de la politique, vous allez bien plus loin. Pour vous, il n’y a de politique que si on remet en cause la propriété privée des moyens de production. La politique ne commence que lorsqu’il y a une confrontation entre deux propositions d’organisation de la société radicalement différentes, l’une fondée sur la propriété privée, l’autre sur l’appropriation collective. A mon avis, c’est faux. Il y a de la politique dans les systèmes de marché : faire ou non la guerre en Irak, c’est de la politique ; supprimer l’ISF ou le conserver, c’est de la politique ; voter Fillon ou Hamon, c’est de la politique. La question de la propriété n’est qu’une question parmi d’autres. Elle est passée au second plan à cause de l’échec du communisme.
A.B. : Mais c’est le point central. Les sociétés politiques qui ont surgi au moment de la création des Etats autour de l’agriculture sédentaire, des nouvelles techniques de production, de communication et de combat, sont entièrement liées à la division de la société en classes, fondée sur l’appropriation privée de biens qui auraient dû être considérés comme communs. La politique revient alors à régler le litige entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas. Nous sommes aujourd’hui dans la dernière forme, la plus perfectionnée, notamment sur le plan technique, de cette construction millénaire, que j’appelle «néolithique de la politique». Le capitalisme se présente lui-même comme l’aboutissement de cette très longue histoire de l’organisation de la société autour de l’appropriation privée de biens dont la destination naturelle concerne la collectivité. Il en résulte que la politique, aujourd’hui, au sens de la plus élémentaire justice, suppose un changement complet, une mutation systémique.
L.J. : Je ne crois précisément pas qu’il soit nécessaire de remettre en cause les règles de la propriété privée et les règles du marché pour parler de politique. Il y a bien d’autres questions importantes. C’est une vision strictement économiste des choses.
A.B. : Nous sommes en complet désaccord. Une politique qui ne pose pas la question de la propriété est une politique au premier sens, celui d’une gestion du pouvoir d’Etat, lui-même adossé à la propriété dite bourgeoise, celle qui concerne la finance, l’actionnariat, l’industrie et les médias. Il y a sans doute des nuances entre la gestion libérale et le social-libéralisme.
L.J. : Ce ne sont pas des nuances…
A.B. : Bien sûr qui si…
L.J. : Laissez-moi argumenter. Je prends un autre exemple : la place de la religion dans la société. Le choix entre une théocratie et un régime laïque détermine la vie quotidienne de millions de gens ; elle n’est pas liée à la question de la propriété privée. Réformer le code du travail dans un sens plus libéral est un choix politique qui va avoir des conséquences sur le sort de millions de travailleurs français.
A.B. : Oui, évidemment…
L.J. : Ce ne sont pas des nuances, j’appelle cela des désaccords profonds sur l’organisation de la société. Lutter ou non contre le réchauffement climatique qui met en jeu l’avenir de l’humanité tout entière, ce n’est pas une nuance.
A.B. : Précisément, la question de la dévastation de la Terre est liée à celle de la propriété. Le profit privé est un système de prédation et de destruction du bien commun. La question de l’écologie suppose la remise en cause du capitalisme.
L.J. : Quand la propriété privée a été abolie, on a assisté à une destruction plus violente encore des ressources naturelles.
A.B. : C’est une autre question. Après des millénaires de gestion centrée sur la propriété privée, on a eu une expérience de collectivisation qui a duré soixante-dix ans ! Comment s’étonner que cette très courte expérience, menée en Russie et en Chine pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, n’ait pas trouvé immédiatement sa forme stable et qu’elle échoue provisoirement ? On s’attaquait là à un tabou millénaire, et il fallait tout inventer sans aucun modèle préalable.
L.J. : Vous défendez «l’hypothèse communiste», soit. Vous parlez souvent, vous publiez des livres. Pourquoi cette «hypothèse» a-t-elle si peu d’échos ? Parce que personne n’en veut. Personne ne souhaite reprendre l’expérience communiste, qui a débouché sur un désastre historique.
A.B. : Personne ne souhaite s’engager à poursuivre ce qui a échoué ! Mais, voyez-vous, abandonner une hypothèse parce que les toutes premières tentatives pour la valider n’ont pas été concluantes est une méthode fort peu rationnelle. Heureusement que ni les physiciens ni les artistes ne vous suivent dans ce type d’argument !
Alain Badiou, pourquoi se faire l’avocat des expériences russe et chinoise si ce sont des échecs ?
A.B. : Je ne m’en fais pas l’avocat. Je dis tout au contraire que sauver l’hypothèse d’une juste appropriation collective des richesses doit constater les échecs, inévitables quand il s’agit des premières décennies d’une expérience de cette envergure, et inventer les nouvelles solutions. Mais pour Laurent Joffrin et l’opinion procapitaliste dominante, tout est réglé, cette forme de justice est criminelle.
L.J. : Mais le communisme a échoué dans son essence même, pas seulement dans ses modalités. Vous dites que ces expériences ont raté parce qu’on ne les a pas poussées assez loin. Mais c’est justement quand on a été le plus loin que l’échec a été le plus net. Je prends l’exemple du Grand Bond en avant, à la fin des années 50 en Chine. L’appropriation collective est allée aussi loin que possible. On a collectivisé non seulement la terre, mais aussi les outils, les engrais, la vie quotidienne des paysans, qui prenaient leurs repas dans des cantines collectives et devaient rendre leurs propres outils. Résultat : en un an, la production agricole s’est effondrée. Et comme la Chine des campagnes était au seuil de subsistance, ce communisme extrême a créé une famine épouvantable. Sur l’ordre de Mao, le système a été maintenu pendant deux ans, de manière criminelle. On a constaté que la collectivisation aboutissait à une catastrophe, entre 10 et 30 millions de morts. Le même processus s’est vérifié partout.
A.B. : Absolument pas.
L.J. : Donnez-moi des exemples.
A.B. : Dans les années 70, l’URSS est considérée comme la deuxième puissance mondiale, et l’Allemagne de l’Est était au septième rang des puissances industrielles.
L.J. : Mais les chiffres étaient faux, on l’a compris à la chute du mur de Berlin ! Il suffit de comparer l’Allemagne de l’Ouest et l’Allemagne de l’Est pour constater que la première a mieux réussi que la seconde sur le plan économique, notamment pour les salariés. Et je ne parle pas des libertés publiques !
A.B. : Quand ils vous dérangent, les chiffres sont faux ! Mais ce n’est pas le fond du problème. On peut et on doit penser, classer, rectifier tout ce qui explique qu’une hypothèse émancipatrice dont dépend le devenir de l’humanité et qui propose une organisation de toutes choses sans précédent dans les millénaires antérieurs traverse, lors de ses débuts de réalisation, de très importantes crises. C’est le contraire qui serait étrange ! J’en reviens au destin d’un problème très difficile en mathématiques. Les erreurs, commises par de très grands esprits, n’invalident pas la nécessité de trouver la solution.
L.J. : Vous utilisez une métaphore qui n’a aucune valeur de démonstration. Ce qui se passe dans le domaine des mathématiques ne s’applique pas ipso facto à la société. On a fait toutes sortes d’expériences sur les peuples, comme sur des cobayes. A un moment, ils en ont eu assez, des expériences ! D’autant qu’elles ont abouti à des massacres à grande échelle.
A.B. : Ils en ont tout autant assez du libéralisme. Si on compte les morts, comptons tous les morts.
L.J. : Dans votre livre, vous évoquez le colonialisme, c’est-à-dire l’aspect le plus négatif du capitalisme…
A.B. : Vous prenez, et de façon infiniment plus légère, l’aspect le plus négatif du communisme.
L.J. : Vous nous dites : en matière de massacres, le communisme n’est pas pire que le capitalisme. C’est déjà très contestable. Mais admettons que vous ayez raison. Dans ce cas, où se trouve le progrès ? Et en quoi les morts du colonialisme contrebalanceraient-ils les morts du communisme ? Le communisme est, en principe, une force d’émancipation. Il devrait être nettement moins meurtrier que le capitalisme. C’est le contraire qui s’est produit.
A.B. : Je vous fais seulement remarquer que la voie capitaliste est massivement criminelle. Ce n’est pas seulement le colonialisme ! Ce sont les incroyables tueries de deux guerres mondiales en un petit siècle. Et alors que j’affirme la nécessité d’un nouveau communisme, assumant le bilan du passé, vous, vous trouvez très bien de continuer sous la férule du capital.
L.J. : En aucune manière ! Le socialisme démocratique a historiquement réformé le capitalisme tout en maintenant un ordre constitutionnel qui garantit les libertés individuelles et fait infiniment moins de victimes que la férule du parti unique que vous essayez de défendre contre toute vraisemblance.
A.B. : Je l’ai connu, ce socialisme, ce fut mon école politique, au moment de la guerre d’Algérie, quand, sous le gouvernement socialiste, on torturait dans tous les commissariats parisiens !
L.J. : Laissez-moi terminer. Le socialisme ou la social-démocratie, qui a régulé l’économie de marché, a permis des progrès sociaux immenses. Le programme socialiste du début du XXe siècle, le syndicalisme légalisé, la retraite par répartition, la Sécurité sociale et le système de santé, la limitation du temps de travail, le code du travail, toutes ces avancées ont changé la vie de millions de travailleurs. L’histoire du socialisme en liberté montre qu’on peut obtenir des progrès considérables tout en conservant le système de la propriété privée, qui a établi son efficacité sur le plan économique. Pendant ce temps, l’économie collectiviste s’est abîmée dans l’inefficacité, la pénurie, la stagnation, le mensonge et la répression de masse.
A.B. : Mais le monde auquel tout cela aboutit est d’une totale injustice si vous le considérez comme il doit l’être : à l’échelle du monde entier, et non de vos petits espaces protégés. Aujourd’hui, 364 personnes possèdent des biens équivalents à ce que possèdent 3 milliards d’autres ! Il y a dans le monde 2 milliards de personnes qui ne comptent exactement pour rien et qui errent à la recherche d’une vie possible.
L.J. : Dans le livre, vous défendez à nouveau la Révolution culturelle chinoise lancée par Mao à partir de 1966. Je vous le dis, je suis profondément choqué par ce que vous en dites. La Révolution culturelle, ce sont des hordes de jeunes le plus souvent incultes qui déferlaient dans les universités, dans les entreprises ou dans les ministères pour s’emparer des intellectuels, des responsables et les promener dans les rues en les insultant, en leur mettant des panneaux autour du cou sur lesquels ils étaient traités de renégats, de traîtres ou de révisionnistes. Ils étaient jugés en place publique, battus à mort ou expédiés dans le désert de Gobi ou ailleurs. Ça a été une terrible expérience de terreur et vous la décrivez comme un épisode nécessaire, utile, porteur d’avenir ! Un exemple : Song Binbin, une princesse rouge, fille de l’un des fondateurs de l’Armée populaire, a participé au lynchage de la directrice de son école, une communiste pourtant, qui est morte au petit matin après une nuit de torture. Song Binbin s’en excusera en 1994. C’est elle qu’on voit sur les photos de Mao recevant les gardes rouges sur la place Tiananmen. Elle était donnée en exemple par le Grand Timonier.
A.B. : Permettez-moi de vous dire que vous racontez la Révolution culturelle comme un petit vicomte de province racontait la Révolution française !
L.J. : Je ne suis ni vicomte ni de province… Ce que je dis est faux ?
A.B. : Ce que vous dites n’est pas faux. C’est pire que faux. Car il relève d’une légende noire, réactionnaire et ridicule, de réduire la Révolution culturelle à ce type d’épisode. Vous êtes comme Dumas fils, qui n’avait vu dans la Commune de Paris que des pétroleuses en guenilles. Pourquoi ne pas évoquer, entre mille épisodes proprement étonnants, la remise en marche du port de Shanghai, paralysé par des luttes antérieures, prise en main par une alliance pratique absolument nouvelle entre les étudiants et les ouvriers ? Vous choisissez une anecdote bien horrible pour résumer le plus grand mouvement de masse, étudiant et ouvrier – comme Mai 68 – de la seconde moitié du XXe siècle.
L.J. : Ça n’est pas une anecdote, c’est le symbole de la Révolution culturelle, qui a fait environ un million de morts…
A.B. : A ce compte, le symbole de la Révolution française devrait être, pour toujours, les noyades de Nantes. Allons donc.
L.J. : Mais personne ne défend aujourd’hui la Terreur. Les noyades de Nantes sont une tache terrible sur l’œuvre admirable de la Convention.
A.B. : Qu’appelez-vous la «Terreur» ? S’il s’agit des années 1792-1794, celles qui suivent immédiatement le renversement de la royauté, s’il s’agit de la magnifique Constitution de 1793, inégalée à ce jour, s’il s’agit de la mobilisation contre l’invasion étrangère, je dis «oui, je défends la Terreur». La séquence robespierriste a été une période clé, celle qui a fait de la Révolution française autre chose qu’une simple diminution constitutionnelle des pouvoirs du roi, comme en Angleterre.
L. J. : La Révolution a mis elle-même fin à la Terreur, contre Robespierre, une fois le danger extérieur écarté. Les robespierristes voulaient continuer l’expérience pour assurer l’émergence d’un «homme nouveau», ce qui est une folie. Mais on peut défendre cette période en soutenant qu’elle a, malgré tout, permis d’installer, au bout du compte, une société plus libre. La société prônée par les gardes rouges maoïstes était fondée sur la terreur et l’oppression. Les Chinois d’aujourd’hui la tiennent en horreur, alors que les Français ont adopté la république démocratique.
A.B. : Vous parlez des gardes rouges comme du reste de la Révolution culturelle, sans en rien savoir, c’est évident. Vous parlez d’une société libre, mais la catégorie de la liberté, prise isolément, est insignifiante. La liberté de quelqu’un qui dispose d’un empire industriel a-t-elle à voir avec la liberté de celui qui n’a rien ? La liberté dans un contexte d’inégalités énormes est un concept fallacieux.
L.J. : La liberté est un bien précieux en toutes circonstances. Elle est la condition de la lutte. Elle importe aux pauvres comme aux riches. La liberté des pauvres permet de limiter le pouvoir des riches, par exemple en organisant un Etat-providence, ce qui a été fait. Sa suppression par le Parti débouche sur la domination de l’oligarchie communiste, qui crée une nouvelle forme d’inégalité.
A.B. : Eh bien nous faisons l’expérience, depuis des décennies et partout dans le monde, que cette «différence» si vantée n’est qu’un avatar de la conservation du système. Les gens commencent à le savoir : ils n’ont guère voté lors de la farce récente qui a intronisé Macron.
L.J. : C’est un point de désaccord fondamental entre nous. Vous sacrifiez la liberté à l’égalité. Vous n’aurez ni l’une ni l’autre.
Alain Badiou, quels sont les principes de la société communiste telle que vous la concevez ?
A.B. : Il s’agit de réactualiser les quatre principes fondamentaux de la société communiste : l’abolition de la propriété privée des moyens de production ; en finir avec la division du travail entre tâches de direction et tâches d’exécution, entre travail intellectuel et travail manuel ; en finir avec l’obsession des identités nationales ; et faire tout cela en diluant l’Etat dans les délibérations collectives.
Vous condamnez les moyens mis en œuvre dans l’expérience communiste. Quel est le chemin pour donner corps à l’expérience communiste ?
A.B. : L’existence d’une organisation militarisée, le Parti unique, capable de s’emparer du pouvoir et de l’exercer seul, n’est aucunement la garantie que les principes du communisme, que je viens de rappeler, vont organiser le réel. Il faut réinventer la politique : entre la démocratie de masse ou de mouvement, les organisations et l’Etat, il doit y avoir une dialectique entièrement nouvelle. Sous quelle forme ? Nous ne le savons pas, parce qu’il existe des périodes de doute, des moments dans l’histoire où la question des moyens reste obscure. Avant de se précipiter sur la question des moyens, il faut commencer par rétablir la légitimité du problème, la pertinence de l’hypothèse. Et là, nous avons besoin d’intellectuels, qui aujourd’hui sont trop peu nombreux, vu les ravages faits par la contre-révolution des années 80, celle qui a eu pour emblèmes les «nouveaux philosophes». Heureusement, une nouvelle jeunesse apparaît.
L.J. : Sur les moyens, considérez-vous qu’il faut maintenir les libertés publiques, la liberté de voter, la liberté de choix du consommateur, la liberté d’aller et venir, la liberté d’expression ? Faut-il maintenir la séparation des pouvoirs et une justice indépendante du pouvoir politique ?
A.B. : Il doit y avoir une liberté d’expression des individus bien plus étendue qu’elle n’existe actuellement. Parce que pour l’instant, compte tenu de la rigidité absolue des structures de propriété, la liberté est strictement limitée. Ce n’est pas à vous que je vais apprendre qu’en fait de liberté d’opinion, les grands médias appartiennent pratiquement tous à des vedettes du CAC 40.
L.J. : Donc si «les gens» s’opposent en majorité à l’hypothèse communiste, elle ne verra pas le jour ?
A.B. : Mao l’a dit et répété : sans un travail en profondeur en direction de l’opinion, on ne peut faire avancer une politique.
L.J. : Vous vous en remettez donc à la procédure démocratique, finalement. Il faut que se dégage une majorité. On n’ira pas vers l’hypothèse communiste sur la base d’une minorité agissante ou d’une avant-garde.
A.B. : Le concept numérique de «majorité» n’a aucun sens politique, il relève de la nullité des sondages. Mais symétriquement, j’ai moi-même critiqué de longue date la notion d’avant-garde. L’existence de mouvements de masse et d’une vaste opinion favorable est une condition nécessaire pour les possibles victoires d’une politique communiste renouvelée.
L.J. : Seriez-vous un démocrate ?
A.B. : Je suis plus démocrate que vous. Le b.a.-ba de la démocratie, c’est de ne pas tolérer les oligarchies financières et médiatiques, et les distorsions fatales que les inégalités fondées sur la propriété imposent à toute idée réelle de la liberté. A mes yeux, vous n’êtes aucunement démocrate.
L.J. : Encore une fois, l’expérience de la gauche démocratique montre qu’on peut réformer le système. Pour le reste, je m’en remets aux décisions de la majorité.
A.B. : Mais qu’est-ce qu’il «décide», le peuple ? La démocratie, c’est, étymologiquement, le «pouvoir du peuple». Encore faut-il que ce pouvoir ne soit pas matériellement confisqué par une oligarchie, comme c’est le cas dans le capitalisme que vous défendez.
L.J. : Je ne défends pas le capitalisme, je défends l’économie de marché régulée par l’Etat, ça n’est pas la même chose.
ν A.B. : Allons, allons ! Qui parle de «l’économie de marché» cherche à ne pas avoir à se servir du gros mot de «capitalisme».
Quelle est l’urgence en2017 de votre point de vue ? Vous égratignez La France insoumise et son leader, Jean-Luc Mélenchon, le Comité invisible ou Nuit debout.
A.B. : Je n’ai pas l’intention de considérer Mélenchon comme un ennemi. Mon expérience est que l’existence d’une phase critique de la social-démocratie, avec l’apparition d’une frange plus idéologisée, plus active, a toujours été une matrice pour que resurgisse l’hypothèse communiste. Même Lénine était issu de scissions de la social-démocratie. Ceci dit, Mélenchon, qui se réclame de François Mitterrand, ce n’est pas ma tasse de thé.
L.J. : Ça me le rendrait sympathique…
A.B. : Ça ne m’étonne pas de vous. Je sais que l’apparition activiste de Mélenchon fédère une partie de la jeunesse, intéresse un certain nombre d’ouvriers. J’attends de voir. Je ne leur jette pas la pierre. J’attends que cela donne des fruits véritables, c’est-à-dire que cela contribue à régénérer l’hypothèse communiste et à rendre à nouveau possible son organisation indépendante et sa force populaire.