Aliza Jabès, Danièle Kapel-Marcovici, Isabel Marant : battantes et modèles pour les jeunes

Patronnes engagées, voire militantes, ces entrepreneuses montrent un autre visage. Encore rares, elles sont déterminées à ouvrir la voie.

VINGT-HUIT millions de flacons vendus depuis le lancement de L’Huile prodigieuse en 1991 : c’est à ce succès qu’Aliza Jabès, la fondatrice de Nuxe, doit sa présence dans le classement des fortunes professionnelles de Challenges. Contrairement à Françoise Bettencourt-Meyers, à L’Oréal, ou à la jeune génération des Courtin-Clarins, chez Clarins, la créatrice de la marque de produits de beauté naturels n’est pas une héritière : sa place (316è cette année), elle la doit à son seul mérite d’entrepreneuse, tenace et visionnaire. Parmi les 500 premières fortunes françaises, les femmes sont peu nombreuses à pouvoir revendiquer un tel parcours. Pourquoi ? Et quelles sont les recettes de celles qui réussissent ?

Vision inspirante

La discrète Aliza Jabès a décidé de transmettre les siennes en devenant mentor de trois jeunes femmes qui entreprennent dans la cosmétique, le textile et le sport en ligne. Sa trajectoire, qui lui a permis de décrocher en 2010 le prix EY de l’entrepreneur de l’année et de siéger au conseil de surveillance de Vivendi, a de quoi les inspirer. « J’avais une carrière toute tracée », se souvient la quinquagénaire, qui a bifurqué à 25 ans vers la création d’entreprise. « L’entrepreneuriat n’était pas à la mode, mes camarades de Sciences-Po se destinaient tous à des postes dans des grandes entreprises », remarque-t-elle. Après un MBA à la New York University, la jeune diplômée décroche un job de contrôleuse de gestion chez Eli Lilly : sa première expérience dans un grand groupe… et la dernière.

« J’étais très attirée par l’aromathérapie, raconte la présidente de Nuxe. C’est un univers où la nature est la meilleure des pharmacies et j’y croyais beaucoup. » En 1989, elle rachète un petit laboratoire parisien avec l’aide de sa famille –  « aujourd’hui, on parlerait de love money ». Son projet : « Créer des produits naturels d’une manière rigoureuse et scientifique, avec des brevets. » Et c’est L’Huile prodigieuse qui voit le jour, déclinée par la suite en une gamme de soins naturels. L’usine de Lécousse (Ille-et-Vilaine) viendra plus tard, tout comme les prix d’innovation décernés par l’Institut national de la propriété industrielle, en 2007 et 2011.

Avec ses 850 salariés, ses 259 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2019 et son réseau de spas qui contribue au prestige de la marque, Nuxe est aujourd’hui une belle ETI qui regarde au-delà de l’Europe. La marque a été lancée en 2018 en Chine, où elle est vite devenue célèbre. Sauf que… tout ne se passe pas toujours comme prévu. Le 17 mars devait marquer l’entrée en fanfare de Nuxe dans l’ère des produits 100 % bio, vegan et made in France, sur laquelle la société travaillait depuis quinze ans. « Le lancement était prévu à la fondation Good Planet de Yann Artus Bertrand », sourit Aliza Jabès.

Il aura finalement lieu à bas bruit dans son réseau de pharmacies partenaires. La crise du Covid-19 a aussi bridé l’élan international d’Aliza Jabès. L’entrepreneuse comptait planter son drapeau dans quinze nouveaux pays cette année. Dans cette perspective, en 2019, sa famille avait cédé 45,1 % du capital à Sofina, « un family office belge qui est là pour le long terme », dit-elle, et elle avait recruté une directrice générale, Muriel Koch, une pointure venue de Nestlé. Le projet prendra sans doute plus de temps que prévu, mais la présidente de Nuxe n’est pas du genre à se décourager : « Je suis une optimiste par nature. »

Management féministe

« Les femmes ne peuvent pas emprunter ou investir comme elles le veulent », martèle Danièle Kapel-Marcovici, dont la réussite s’affiche volontiers militante. La PDG de Raja, numéro un européen de l’emballage, n’hésite pas à revendiquer un « management féministe » et à expliquer que, avec 30 % des femmes entrepreneuses (dont 12 % seulement créent des emplois), la France est en déficit d’entrepreneuriat féminin. Cette patronne engagée, dont la fondation finance des associations agissant pour les femmes, mentionne depuis plus de trente ans dans le règlement intérieur de son entreprise que le sexisme doit y être banni. 

E

n 2020, elle pointe que « les femmes chefs d’entreprise sont les premières victimes de la crise du Covid-19 », sommées de piloter leur société, de s’occuper de l’école à la maison et des tâches ménagères.

Raja, il est vrai, est d’abord une histoire de femmes. Une entreprise créée en 1954 par sa mère Rachel Marcovici avec son associée Janine Rocher. « Représentante de commerce dans une société qui vendait des emballages, ma mère a eu l’idée de créer sa société distribuant des cartons neufs et de réemploi », raconte Danièle Kapel-Marcovici. Cette dernière n’a que 16 ans quand elle rejoint la société familiale dans laquelle est aussi entré son père, ferblantier, venu s’occuper de la gestion. La jeune fille apprend sur le tas la vente, le contact avec le client, le travail en équipe, puis quitte le terrain pour découvrir le fonctionnement de l’entreprise. En 1982, quand ses parents lui confient la direction générale, elle a 36 ans, la société emploie 50 personnes et affiche un chiffre d’affaires de 54 millions de francs (8 millions d’euros). Beaucoup reste à faire.

« J’ai informatisé l’entreprise, je l’ai organisée, j’ai agrandi les entrepôts et appris la logistique », énumère Danièle Kapel-Marcovici. La dirigeante, qui dit avoir « beaucoup séjourné aux États-Unis dans les années 1980 pour apprendre les techniques du marketing direct et de la vente à distance », est la première à lancer la vente d’emballage par catalogue en France. Ses clients ? Alstom, Ikea, Essilor ou encore H&M et Yves Rocher. Devenu numéro un en France, puis en Europe avec des implantations dans 18 pays, Raja emploie 3 000 personnes, avec un chiffre d’affaires de 730 millions d’euros en 2019. Après le rachat des activités européennes de l’américain Staples en septembre dernier, les ventes devraient atteindre 1 milliard d’euros en 2020.

Si Raja a été relativement épargné par la crise sanitaire et le confinement, c’est parce que « nous distribuons de l’emballage essentiel au commerce et à l’e-commerce », explique la PDG, qui compte Amazon, Uber Eats ou encore eBay parmi ses clients et qui réalise elle-même 50 % de ses ventes sur Internet. C’est aussi parce que la société propose à son catalogue des équipements de protection individuelle et des panneaux en Plexiglas, et qu’elle reste fidèle aux règles de gestion prudente inculquées par ses parents. La société possède des stocks dans tous les pays où elle est implantée – « dès le début de la crise, nous avons fait des stocks supplémentaires », souligne la PDG -, elle est propriétaire de son siège, à Paris Nord II, près de l’aéroport de Roissy, et elle ne doit rien à ses fournisseurs : « Je pense qu’il faut être autonome. »

Collectionneuse d’art contemporain, Danièle Kapel-Marcovici préfère de loin les vernissages aux dîners en ville et aux cercles professionnels. Elle possède sa fondation d’art, la Villa Datris, à L’Isle-sur-la-Sorgue (Vaucluse), et aime qu’au siège de Raja soient exposées de nombreuses œuvres, « toujours en lien avec notre activité, pour les faire découvrir à nos collaborateurs ». À l’image de cet impressionnant Bonbon européen de la sculptrice française Laurence Jenkell, qui trône dans le parc, avec son emballage géant bleu orné de douze étoiles. « La vocation d’une entreprise n’est pas seulement économique, soutient Danièle Kapel-Marcovici, elle est également sociétale. »

Croissance réfléchie

Elle le revendique haut et fort : « J’ai développé les valeurs de ma marque autour d’un certain féminisme. » Vingt-cinq ans après son premier défilé, Isabel Marant, créatrice de vêtements chic et décontractés de luxe accessible, formée au Studio Berçot, incarne l’image d’une véritable réussite féminine dans la mode. À son siège parisien, proche de la place des Victoires, travaillent 150 personnes – sur les 500 que compte l’entreprise – dans un joyeux désordre. Une ruche où se prépare en permanence une collection : huit par an pour les femmes, sans compter les modèles enfants et la ligne masculine, plus récente. Les ventes de la marque s’élevaient à 400 millions d’euros en 2019, une taille déjà enviable.

Mais les ambitions de la créatrice et de ses associées de la première heure, Sophie Duruflé et Nathalie Chemouny, ne s’arrêtent pas là. « Nous avons monté la société en mettant une brique après l’autre, et cette maison s’est toujours autofinancée, raconte-t-elle. Mais nous avons toujours su qu’à un moment il nous faudrait faire entrer quelqu’un qui nous aide. » En 2016, les trois fondatrices cèdent 51 % du capital à Montefiore Investment. Une décision mûrement réfléchie : « Nous avions décidé de ne pas vendre à un groupe de prêt-à-porter, indique Isabel Marant, car nous avons une originalité qui rejaillit sur ce qu’on fait. Nous avons reçu des propositions que nous avons refusées. »

Les projets se multiplient, et c’est désormais une directrice générale, Anouck Duranteau-Loeper, ancienne de McKinsey et de LVMH, qui pilote la partie business. Développement des boutiques en Chine – actuellement six -, consolidation du réseau de magasins dans l’Hexagone et développement de l’e-commerce, lancé en 2017. « C’est aujourd’hui notre premier point de vente », glisse Isabel Marant, qui a ouvert une boutique en ligne sur T-Mall, la plateforme de luxe du géant chinois Alibaba. Il s’agit également d’étoffer l’offre de la marque. Après la création d’une gamme de maroquinerie en 2016 et avant le lancement probable d’un parfum – « Il y a des années que j’y réfléchis » -, Isabel Marant s’apprête à entrer sur le marché des lunettes. L’accord de licence pour dix ans avec le fabricant italien Safilo a été annoncé le 10 mars. Pas le moment idéal ? À 53 ans, Isabelle Marant poursuit sa trajectoire imperturbablement. « J’ai appris à me concentrer, je m’investis beaucoup dans mes collections, c’est ce qui me donne une longévité. » Pour imaginer les vêtements de femmes volontaires et déterminées, c’est d’elle-même qu’elle s’inspire.