Comment s’explique l’éclair de génie ? Serions-nous dotés d’une intelligence rapide empruntant d’autres circuits que ceux impliqués dans la réflexion ? De plus en plus de chercheurs suggèrent que cette idée a bien un fondement scientifique et les expériences se multiplient pour en révéler l’existence. A l’Ecole de psychologie de l’université australienne de Nouvelle-Galles du Sud, Joel Pearson a mené une curieuse expérience qui en apporterait selon lui la preuve. Il a projeté à plusieurs dizaines de ses étudiants une tempête de neige sous forme de pixels informatiques à l’écran, entrecoupée de flash furtifs d’images « émotionnelles », soit positives (des chiots mignons, de belles fleurs), soit négatives (un serpent, une arme à feu…).
La plupart de ces points se déplaçaient de façon chaotique, dans des directions aléatoires, mais chaque image comprenait quelques éléments se déplaçant délibérément vers la gauche ou la droite. « Un tout petit signal au milieu d’un grand bruit », décrit le chercheur. Les participants devaient dire quelle était leur direction. Pour une bonne réponse associée à un mouvement vers la droite, les chercheurs activaient une image émotionnelle négative et inversement pour une réponse à gauche. Au fil des exercices, les sujets ont inconsciemment repris cette association pour l’utiliser comme un élément de données supplémentaire pour identifier la direction des points en mouvement. « Peu à peu, nos étudiants ont rapporté des résultats plus précis avec plus de confiance. Cela suggère qu’ils utilisaient des informations émotionnelles inconscientes pour les aider à prendre une décision », explique Joel Pearson, qui a publié ses résultats dans « Psychological Science » .
Faculté de prémonition
Il n’est pas le premier à se pencher sur la question. A la fin des années 1990, une expérience conduite par le neurologue américain Antonio Damasio et son confrère Antoine Bechara, avait secoué le petit monde de la psychologie expérimentale en suggérant que notre cerveau est doté d’une faculté de prémonition. Publiés dans la très sérieuse revue américaine « Science » , ces travaux avaient consisté à observer l’attitude du système nerveux dans un processus décisionnaire délicat. Il avait utilisé pour cela quatre jeux de cartes faisant gagner ou perdre des sommes d’argent significatives. Les joueurs étaient équipés d’un système d’électrodes mesurant leur niveau de tension en fonction de la moiteur de la peau. Ce qu’ont découvert les chercheurs est stupéfiant : quand les sujets étaient sur le point de retourner une carte perdante, l’appareil montrait que leur système nerveux s’affolait, comme s’il adressait un signal d’alarme au cerveau. « Nos résultats montrent que l’inconscient dirige le comportement avant que la connaissance consciente ne le fasse », en avait déduit le chercheur.
Comment fonctionne cette intuition ? Un début de réponse a été apporté par le Riken Brain Science Institute à Tokyo . En 2016, ses chercheurs ont placé des joueurs professionnels de shogi sous IRM pour mesurer leur activité cérébrale quand ils disputent une partie de ces échecs japonais. Pour identifier les zones de leur cerveau qui sont activées, ils ont demandé à leurs sujets de formuler le meilleur prochain coup à jouer : d’abord intuitivement, en une fraction de seconde, puis en mode analytique réfléchi. L’imagerie a décelé que deux régions particulières du cerveau sont activées : le précuneus , une petite zone du lobe pariétal impliquée dans la perception visio-spatiale de la disposition des pièces du jeu, et le noyau caudé , une structure intervenant dans les procédures motrices et stratégiques. Comme dans l’expérience de Damasio, les chercheurs ont noté que c’est le subconscient qui était entré en action : les joueurs experts savaient reconnaître rapidement certaines configurations déjà vues qui avaient été stockées dans leur mémoire.
Deux types d’intuition
Mais qu’en est-il quand notre cerveau ne contient pas de données passées ? D’autres chercheurs ont montré que la capacité à trouver une solution à un problème complexe est intimement liée à la région temporale supérieure droite du cerveau qu’ils suspectent de relier des informations cérébrales dispersées et sans lien formel. Un expert utiliserait donc en routine ces ressources cognitives pour renforcer sa puissance d’analyse et résoudre des problèmes difficiles. Partant de cette hypothèse, ils distinguent deux types d’intuition : la première est rationnelle et relève donc d’une construction logique inconsciente de notre esprit, mais la seconde s’apparenterait à une faculté paranormale échappant à toute logique.
C’est la conviction du professeur Dick Bierman, qui dirige le département de psychologie de l’université d’Amsterdam . « Nos expériences démontrent que notre esprit est capable d’anticiper, de faire un petit saut dans le futur, pour nous prévenir d’un danger », explique-t-il.
L’une d’elle a été conduite sur des centaines de sujets pendant dix ans. Des volontaires, électrodes branchées au bout des doigts pour scruter leur réponse émotionnelle, devaient regarder des images sélectionnées au hasard par un ordinateur, dont certaines d’une extrême violence. La réponse physiologique de la majorité d’entre eux, mesurée quelques fractions de secondes avant leur projection, ne laisse aucun doute : nous sommes bien doués d’une capacité prémonitoire. « Neuf de nos décisions sur dix sont prises sur une base intuitive », évalue le psychologue américain Gary Klein , un pionnier de l’étude des mécanismes de prise de décision. Interrogés sur les facteurs clés de leur succès par le magazine « Science », 82 sur 93 prix Nobel ont indiqué spontanément l’intuition.
Une lumière de génie
A l’image du physicien britannique Peter Higgs , récompensé du Nobel de physique en 2013 pour l’éclair de génie qui l’a amené à postuler cinquante ans plus tôt l’existence d’une particule élémentaire – le boson de Higgs ou particule de dieu – expliquant la masse de toutes choses dans l’univers. « Oh, merde, je sais comment faire ! » avait-il exulté devant son collègue François Englert, co-lauréat. Depuis, sa traque avait mobilisé pas moins de 10.000 scientifiques issus de 574 instituts et universités autour d’un accélérateur de particules d’une puissance considérable. En 2012, la preuve de son existence a permis ni plus ni moins de valider le modèle standard selon lequel tous les phénomènes qui nous entourent sont l’œuvre de quatre piliers fondamentaux : la gravité, la force électromagnétique, et les interactions faibles et fortes.
Utiliser son intuition dans le monde très rationnel de l’entreprise ? Plus de 50 % des managers le font déjà. Les neurosciences les y encouragent : selon les scientifiques, l’intuition joue un rôle significatif dans la création de valeur car en se détachant du contrôle intellectuel, elle libère la créativité et accède à des éléments enregistrés dans le cerveau sans passer par le filtre de la pensée.
« Nos cinq sens construisent la réalité qui nous entoure, le sixième puise dans notre subconscient pour faire surgir spontanément les 90 % d’informations fulgurantes qu’on engrange sans qu’elles passent par la conscience », explique en substance l’auteure et blogueuse Isabelle Fontaine(« Développer votre intuition pour prendre de meilleures décisions »). Mais attention : pas question que les émotions interfèrent, au risque sinon de couper le fil, prévient le prix Nobel d’économie Daniel Kahneman. Avoir peur du risque, du changement ou du jugement de l’autre, entrave, par exemple, sérieusement notre capacité intuitive. Etre plus proche de ses collaborateurs, les écouter, se laisser traverser par la bienveillance et l’empathie, libère au contraire le chemin. Une voix vers un management en fait… plus humain.