Saio. Ce nom ne vous rappelle-t-il pas quelque souvenir militaire ? Pour vous rafraîchir la mémoire, c’est une localité d’Abyssinie (l’actuelle Éthiopie) où nos ancêtres de la Force publique, l’armée coloniale, avait mené une expédition victorieuse lors de la Seconde guerre mondiale contre les troupes italiennes. Mais revenons vite au présent. Le soleil était très matinal, mardi 27 octobre, sur l’avenue Saio, dans la commune de Kasa-Vubu, comme s’il ne voulait rien manquer de l’opération coup de poing menée tambour battant et que les autorités tant urbaines que nationales avaient planifiée ce jour-là. Tout avait été prévu, programmé, afin de marquer durablement les esprits, en démontrant la puissance et la force des pouvoirs publics. Le message à délivrer était on ne peut plus clair : «L’État est au-dessus de la mêlée. Le dernier mot lui reviendra toujours ! » Quoi qu’en pensent les sceptiques, quoi que fassent les caïds qui se prennent pour des shérifs.
Que deviennent ceux qui, dans les bureaux de l’administration, délivrent ces autorisations de bâtir ? Agissent-ils seuls ? Sont-ils sanctionnés ? Ou est-ce un jeu de quitte ou double, de qui perd-gagne ?
Parlons des faits d’abord. Pour autant qu’on puisse établir les responsabilités et démêler l’écheveau dans cette scabreuse affaire et néanmoins récurrente dans nos villes, tout indique un travail d’arnaque bien ficelé. Un spéculateur foncier bien connu dans la ville monte un projet socio-culturel qu’il fait patronner par un soi-disant groupe de notables Humbu. Les Humbu, on le sait, sont parmi les autochtones de l’espace sur lequel s’étend Kinshasa. Autochtones et, donc, propriétaires…
Ceux qui ont l’habitude d’emprunter l’avenue Saio, notamment en prenant un taxi collectif à destination du rond-point Victoire, avaient pu lire des messages sur des panneaux annonçant l’érection d’un centre culturel, d’un lieu de cultes, sur ce lotissement, naguère cimetière, transformé en terrain de maraîchage. Une belle opportunité tentante, séduisante, ce si bien situé lotissement, pour toutes celles et tous ceux qui n’ont de cesse que de quitter l’armée de locataires pour adhérer au club des propriétaires.
Et les choses n’ont guère tardé ! On a vu ainsi, jour après jour, en face de la Boulangerie UPAK, alias Mama Poto, tout le long de l’avenue Saio, jusqu’à frôler les murailles de l’immense domaine de l’Église kimbanguiste, des chantiers se mettre en place, des clôtures se dessiner, des murs s’élever, puis des maisons, des bâtisses. Le temps de la surprise passé, les gens ont commencé à se poser des questions : jusqu’où s’arrêteront-ils ? Questions en fait sans fondement puisque ces gens affichaient à l’intention de qui voulaient les lire les autorisations en bonne et due forme des services urbains et municipaux ad hoc. En plus, ils avaient le quitus des notables Humbu-Teke…
Et voilà, on ne sait comment ni pourquoi en ce mémorable mardi 27 octobre, le lieu a été investi manu militari et rapidement quadrillé. Toute une armada d’hommes en uniforme, certains à pied, matraques et armes au poing, d’autres juchés sur des jeeps et des blindés. Des engins géants de terrassement se mettent aussitôt à démolir les rêves, le fruit de sacrifices, de privations de tous ceux qui se sont laissés abuser, escroquer… Mais pourquoi a-t-on attendu si longtemps pour venir faire la casse alors que tout se voyait, tout se disait ?
Scènes de désolation, de déprime, d’abattement de la part des familles qui ont tout perdu. On craint qu’il n’y ait des cas de suicide, d’accident vasculaire cérébral, des règlements de compte à l’africaine… Scènes de joie pour les badauds avides de spectacles, et toujours contents de voir le cercle des démunis s’agrandir. Scènes d’exhibition de muscles et de surcompensation pour tous ces hommes en uniforme, sans doute en manque d’action et qui s’imaginent être sur un champ de bataille, sur un terrain d’opérations. Crépitements de caméras, d’appareils photos. Des journalistes qui recherchent des clients qui causent bien, qui connaissent les dessous des cartes …
Le spectacle passé, les gens s’interrogent à nouveau. Qui dit que ce terrain restera toujours en l’état ? Que demain d’autres opérateurs ne viendront pas à la charge, sans doute avec des arguments sonnants et trébuchants plus convaincants ? Et que fait-on des autres chantiers où il y a des constructions anarchiques, à l’instar du site Météo à Binza-Delvaux ? Que deviennent ceux qui, dans les bureaux de l’administration, délivrent ces autorisations de bâtir ? Agissent-ils seuls ? Sont-ils sanctionnés ? Ou est-ce un jeu de quitte ou double, de qui perd-gagne ?
L’avenue Saio a vite fait de retrouver son traintrain habituel, celui d’une artère au trafic dense et important mais affectée d’un handicap qu’elle partage stoïquement avec d’autres artères de la capitale : celui d’abriter des cratères impressionnants, comme si elle avait été bombardée. Des cratères qui obligent les automobilistes et conducteurs de motos à swinguer et slalomer sans cesse sur une piste dont l’asphalte, plaqué avec parcimonie, a été mangé et emporté depuis belle lurette.