Spécialiste des marchés financiers innovants, Anicet Kambere est également consultant pour la Commission de l’Union africaine et plusieurs organismes financiers internationaux. L’année 2016 s’est ouverte sur une vérité : la remise en question de la prévision de croissance mondiale. Pour en parler, Business et Finances est allé à sa rencontre. Entretien.
En dépit de ce réajustement, le gouvernement a quand même soutenu que le taux de 8,4 % représente plus du double du taux de l’économie mondiale…
La République démocratique du Congo, pays parmi les moins développés au monde, est le premier producteur mondial de cobalt et dispute à la Zambie la place de premier producteur africain de cuivre. L’extraction et la transformation de ces deux minerais, très abondants au Katanga (Sud-Est) et dont la Chine est un grand importateur, sont le moteur de la croissance, donc de l’émergence économique.
Voulez-vous dire que l’objectif que le gouvernement s’est assigné, c’est-à-dire atteindre l’émergence économique d’ici 2030, est remis en question ?
C’est un défi légitimement fondamental pour un État qui se veut sérieux. Mais mon pronostic est qu’il pourrait ne pas être atteint, en tenant compte des soubresauts de l’économie mondiale. En raison de son influence majeure sur les marchés internationaux, la prévision de croissance revue à la baisse de la Chine a réduit les prévisions d’importation et provoqué une baisse du prix du cuivre – l’une des principales exportations de la République démocratique du Congo -, au plus bas depuis six ans maintenant. Notre pays n’est pas le seul dans ce cas de figure. C’est un défi fondamental partagé, étant donné que les plans ou les programmes pour et par les pays africains manquent de financements suffisants pour leur réalisation.
De quels plans parlez-vous ?
Par exemple, le Plan d’action de Lagos, adopté en avril 1980, qui s’est illustré par un déficit notoire. Le Traité d’Abuja (entré en vigueur en mai 1994) établissant la Communauté économique africaine (CEA) a connu un sort identique. Le faible niveau de réalisation des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) a montré à quel point les pays africains sont restés tributaires de l’aide publique au développement, de l’endettement public et des investissements directs étrangers (IDE). Depuis une quinzaine d’années, le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD) rencontre des difficultés de financement… Ces quelques exemples témoignent de la gravité de la situation.
À vous en croire, l’émergence a un prix. Quel est-il ?
J’ai fait un constat simple de la situation. L’émergence passe par une indépendance financière et monétaire. Or, au regard de la situation actuelle, elle est justement remise en question. Je peux vous citer encore quelques exemples : les fonds sont insuffisants pour combler le déficit de financement des infrastructures en Afrique. C’est environ 50 milliards de dollars par an, selon la Commission des Nations unies pour le commerce et le développement (CNUCED) et la Banque africaine de développement (BAD). Le Traité d’Abuja, qui engage 49 des 54 États membres de l’Union africaine (UA), prescrit la création d’une monnaie commune africaine, la création d’un fonds monétaire africain et d’une Banque centrale africaine, l’établissement d’un marché commun et d’un Parlement panafricain. Cette architecture institutionnelle devrait conduire l’Afrique vers son indépendance financière et monétaire, assurant ainsi sa capacité à financer elle-même son développement.
Où en est-on pour le moment ?
De mon point de vue, l’idée d’une Banque centrale et d’une monnaie commune restent, pour l’instant, un voeu pieux, étant donné qu’il a fallu attendre vingt ans pour que soient enfin adoptés les statuts du Fonds monétaire africain (FMA), en juillet 2014, à Malabo. Le FMA est doté d’un capital initial de 22,64 milliards de dollars et a pour mission de promouvoir le développement économique du continent. En 2010, l’UA avait créé la Banque africaine d’investissement (BAI) avec un capital de 5 milliards de dollars. Ce sont des avancées significatives, certes, mais il faudra du temps pour que ces institutions financières deviennent opérationnelles. Il faudra également une volonté politique sans faille pour que tous les États contributeurs honorent leurs engagements.
En d’autres termes, le chemin est encore très long…
Oui. Et les perspectives sont surtout trop incertaines pour envisager des résultats satisfaisants à moyen terme. Il convient, donc, de s’interroger sur le contexte du financement de l’émergence en Afrique : par qui, pourquoi, comment, selon quelles modalités et avec quelles ressources. Il ne suffit pas de lancer des plans d’action et des programmes, encore faut-il se doter de ressources suffisantes, indiquer les stratégies de financement et trouver les moyens adéquats en corrélation avec l’environnement économique et juridique du monde actuel.
Mais comment y parvenir quand on sait que la mal gouvernance est érigée en système en Afrique ?
Pour construire une Afrique intégrée, prospère et en paix, l’Agenda 2063 de l’Union africaine énonce sept aspirations communes. La dernière est formulée ainsi : « En 2063, l’Afrique aura pris l’entière responsabilité de financer son propre développement et ne sera plus dépendante des donateurs ». Pour y parvenir, il faudra revoir les instruments juridiques du développement, élaborés depuis un demi-siècle, en tenant compte de nouveaux acteurs émergents, la Chine en tête. L’aide publique au développement est souvent considérée comme un instrument de domination. C’est de cette façon que l’insertion de l’Afrique dans l’espace mondial peut se faire. Le développement de l’Afrique ne viendra pas de l’extérieur, mais de l’intérieur. Pour ce faire, le continent a besoin d’une gouvernance solide et de nouveaux modes de pilotage transparents dans un partenariat ouvert avec les pays émergents ou avec l’Occident.
Dans ce contexte, faudra-t-il renoncer à l’aide publique au développement ?
Il ne s’agit pas de renoncer à l’aide publique au développement, qui reste une source de financement importante pour les pays les plus pauvres d’Afrique qui n’attirent que peu d’investissements directs étrangers (IDE). Le Consensus de Monterrey encourage les pays africains à adopter des mesures libérales (réforme fiscale, réduction des dépenses publiques, ouverture aux investissements directs étrangers) pour assainir leurs économies et de nouveaux instruments financiers innovants pour relier l’épargne mondiale aux promoteurs de projets durables. Le plus important levier du financement du développement de l’Afrique s’appuie sur les matières premières exportées vers les pays industrialisés. Mais cette stratégie rentière est à bout de souffle.
Que faire alors ?
L’exportation des matières premières non transformées n’est plus une stratégie viable de développement. La dégringolade récente des cours de ces matières montre que la seule exploitation des ressources naturelles ne saurait garantir l’indépendance des pays africains. Le recours aux pays émergents, notamment la Chine et l’Inde, n’est pas non plus une solution viable à long terme. Même si les États africains richement dotés en ressources naturelles bénéficient de flux d’investissement significatifs et d’une capacité à renégocier les accords existants avec les partenaires occidentaux traditionnels.
Mais cela ne change pas, pour eux, l’équation économique et la politique de base…
Cela est d’autant plus vrai qu’on continue de parler de la malédiction des ressources naturelles. La réalité est que l’Afrique doit trouver un subtil équilibre entre la part exportable de ses matières premières (pour obtenir des recettes budgétaires) et la part transformable localement (pour asseoir une dynamique industrielle compétitive). Elle doit prendre l’entière responsabilité de financer son développement et pouvoir compter non seulement sur des instruments innovants, mais également sur une gouvernance solide. Pour atteindre ces objectifs, l’action doit continuer à s’appuyer sur les instruments traditionnels, tels que les prêts souverains et les dons des États, l’exportation des matières premières…
Et les financements innovants dans tout cela ?
Les financements innovants paraissent de plus en plus indispensables. Ces innovations financières sont attractives, mais elles ne peuvent pas, à elles seules, soutenir l’effort d’investissement dont l’Afrique émergente a besoin. L’inventivité financière et fiscale n’est pas porteuse de miracles économiques.
Pourtant, les financements innovants sont à la mode…
Les financements innovants participent de la stratégie d’autofinancement dont l’Afrique a vraiment besoin pour le moment. Parmi eux, il y a les ressources internes, en particulier l’épargne locale, dont la mobilisation reste trop faible dans la plupart des pays africains ; les partenariats public-privé qui relèvent plus de la nécessité que de la solution miracle, au vu de la faiblesse des ressources publiques. Je citerais encore les contributions volontaires des institutions, des États ou des grandes fondations comme la Fondation Bill et Melinda Gates, qui a octroyé près de 3,4 milliards de dons, en 2012, pour l’aide à la santé, ainsi que les transferts de fonds des migrants vers l’investissement productif dans les pays d’origine. Plusieurs instruments financiers sont actuellement développés par la Banque africaine de développement (BAD) et la Banque mondiale pour transformer les fonds envoyés en une source crédible de financement des projets en Afrique.
Apparemment, la liste des financements innovants n’est pas exhaustive…
Je citerais également les fonds d’investissement, privés ou publics, comme le véhicule financier Africa 50 établi par la BAD. Avec ce nouvel outil financier, l’objectif est de mobiliser les financements des États et des institutions publiques, mais surtout d’ouvrir le véhicule financier au secteur privé pour atteindre 100 milliards de dollars de projets d’infrastructures financés en Afrique. Les contributions obligatoires, quant à elles, portent sur différents projets d’imposition novateurs. Par exemple, la taxe sur les billets d’avion a ainsi permis de financer une centrale mondiale d’achat de vaccins. De même, la taxe sur les communications envisagée par l’Union africaine peut être une piste intéressante, sous réserve d’une réflexion stratégique bien conduite pour s’assurer qu’elle ne devienne pas une source d’appauvrissement des consommateurs africains et de détournements des deniers pour les promoteurs de cette idée.
On parle de plus en plus de garanties d’emprunt. Qu’est-ce que cela signifie ?
Les garanties d’emprunt sont des mécanismes de préfinancement sur les marchés financiers avec une garantie d’État : la Facilité internationale de financement pour la vaccination (IFF) et la GAVI (Global Alliance for Vaccine and Immunization) participent de ce type de financement innovant en encourageant l’emprunt sur les marchés financiers pour doubler l’aide au développement. Le Fonds vert pour le climat, qui doit atteindre 100 milliards de dollars à terme, devra favoriser l’investissement dans des projets de réduction des émissions de carbone et d’adaptation aux changements climatiques dans les pays en développement. L’African Carbon Asset Development Facility (ACAD) est un partenariat public-privé dont le dispositif est issu du protocole de Kyoto dans le cadre du Mécanisme de développement propre (MDP). Il vise à stimuler le marché des crédits carbone africain en favorisant le partage des coûts et des risques avec les banques partenaires sur les prêts accordés aux entrepreneurs choisis. L’ACAD apporte également une assistance technique aux porteurs de projets et offre des formations et un accompagnement pour les institutions financières. La solidarité ouverte et participative repose sur la générosité volontaire des citoyens pour donner aux populations vulnérables par le biais de nouveaux outils comme le crowdfunding. Les citoyens sont encouragés dans cette démarche par une fiscalité incitative.