Twitter, Facebook, Instagram… Le jeune Lagosien inonde les réseaux sociaux de ses clips, apparaissant tantôt en rappeur à casquette entouré de danseuses sexy, tantôt habillé en cheikh couvert de bijoux en or. Au Nigeria, les artistes sont depuis longtemps livrés à eux-mêmes faute de marché structuré, impuissants face à l’ampleur du piratage qui représente l’essentiel de la vente de disques. Dans les rues bondées de la capitale économique, les copies se vendent aux fenêtres des voitures entre les paquets de bonbons, les cigarettes et les DVD des dernières sorties cinéma… eux aussi piratés.
Phizbarz gagne à peine « 50 000 nairas (163 dollars) par mois », un salaire « décent » pour un nouvel artiste selon lui, tiré de ce qu’il perçoit grâce à la téléphonie mobile: il n’a jamais produit d’album mais a composé une centaine de chansons qui ont été converties en sonneries par les opérateurs téléphoniques. Ces derniers les vendent à l’unité et lui reversent une partie des bénéfices, soit environ 60 % à partager avec son label. Dans la capitale africaine de la débrouille et de la créativité, « il faut en mettre plein la vue ici si tu veux exister », explique le jeune artiste, qui parcourt les rues de la bouillonnante Lagos en Mercedes rouge rutilante, empruntée à son manager.
Depuis trois ans, une révolution s’opère dans l’industrie musicale nigériane, grâce aux ventes digitales et surtout à la téléphonie mobile, générant des revenus qui ne cessent de grossir. Alors que « l’industrie musicale valait (…) 47 millions de dollars en 2015, ce chiffre devrait doubler d’ici à 2020 », selon un rapport du cabinet PricewaterhouseCoopers (PwC) publié fin 2016. Cette bonne santé résulte de la forte pénétration de l’internet mobile sur le continent, qui a explosé ces dix dernières années notamment chez les « dragons » africains (Nigeria, Kenya et Afrique du Sud), dynamisant d’autant le secteur du divertissement. Alors qu’en Afrique du Sud, davantage comparable au marché européen, le téléchargement en ligne et le streaming dopent la croissance de l’industrie musicale, le Nigeria est un cas d’école: « les revenus issus de la musique sont dépendants des sonneries et des tonalités d’attente », souligne PWC. Désormais, fini le sinistre « beep » en attendant que votre interlocuteur ne décroche, l’opérateur vous fait découvrir les nouveaux sons de la scène musicale et vous propose de les télécharger sur votre téléphone pour quelques dizaines de nairas. Les opérateurs – le géant sud-africain MTN en tête – ont flairé le potentiel du Nigeria, pays de 190 millions d’âmes où la musique est presque une religion. Fort de ses 60 millions d’abonnés à travers le pays, MTN se présente comme « le plus grand distributeur de musique » dans ce pays, à travers la vente de sonneries (à 50 nairas, 0,25 dollar l’unité), et via sa plateforme de téléchargement, « MTN Music Plus », qui concurrence les leaders mondiaux de la musique en ligne comme Itunes. « Il y a beaucoup de musiciens talentueux sur le marché – (…) qui peinaient à vendre leur musique. Nous leur avons permis de rentabiliser leur travail », explique à l’Agence France Presse (AFP) Richard Iweanoge, directeur général du marketing de MTN Nigeria.
« Chaque année, nous reversons toujours plus d’argent aux artistes. C’est une formule qui cartonne », dit-il en se gardant de dévoiler les profits allant à MTN.
« En fait, les Nigérians avaient envie d’acheter de la musique, c’est juste qu’ils n’avaient pas les moyens de le faire légalement », ajoute-t-il.
Glamour et marque
D’immenses stars de l’afro-pop nigériane, comme D’banj et Davido, ont largement profité de ce nouveau marché. Selon PWC, le seul téléchargement de sonneries peut leur rapporter jusqu’à 350 000 dollars par an. Leur succès dépasse aujourd’hui largement les frontières nationales. Les artistes nigérians se produisent en Europe et aux États-Unis, de plus en plus courtisés par les majors américaines, quand leurs tubes passent en boucle dans les boîtes de Johannesburg à Cotonou en passant par Kinshasa. Le succès de Wizkid, enfant des quartiers populaires de Lagos qui a signé récemment chez Sony Music, « inspire des millions de Nigérians », note Sam Onyemelukwe, directeur général d’Entertainment Management Co., partenaire de la chaîne Trace TV.
Dans un pays où « les jeunes ne trouvent pas de travail et ne savent pas quoi faire de leur vie, ils veulent tous devenir chanteurs, avoir plein de copines et s’acheter un jet privé: c’est glamour », sourit M. Onyemelukwe. Mais si « n’importe qui peut enregistrer une chanson pour quelques milliers de nairas et la vendre en ligne -il y a peut-être un million d’+ artistes + au Nigeria-, très peu réussissent » à percer, relève-t-il. Le jeune Phizbarz le sait bien. Alors, sans relâche, il continue à poster photos et vidéos sur les réseaux sociaux, écume les petites scènes locales et les studios radio, espérant que ses beats finiront par attirer l’attention des « ogas » (grands) de la musique. Car s’il veut devenir célèbre et gagner de l’argent, le chanteur sait qu’il devra vendre ses titres mais aussi « vendre sa marque ».