Banques universelles : mort programmée avec les taux bas

Ça ne pourra pas durer. De plus en plus d’analystes l’affirment: si la configuration actuelle de taux d’intérêts très bas ou même négatifs se maintient ces prochaines années, les banques, telles que nous les connaissons actuellement, vont disparaître.

CERTES, on n’a pas cessé depuis 20 ans de nous annoncer la fin prochaine des banques. Mais cette fois, cela semble imparable. Les services financiers vont éclater et la désintermédiation du crédit s’imposera inévitablement. Certaines des banques actuelles survivront peut-être, mais seulement celles qui auront su, suffisamment vite, réinventer leur modèle économique. Il y a en effet un quasi consensus sur ce constat: le modèle actuel de banque universelle est irrémédiablement condamné. Vraiment !? Attendez un peu…

Les marges bancaires stagnent, c’est incontestable. De 2007 à 2017, le produit net bancaire (PNB), indicateur clé du secteur, des principaux groupes bancaires français a augmenté en moyenne (8 %) moins que l’inflation cumulée sur la période. Leur ROE (taux de rentabilité des capitaux propres) a été pratiquement divisé par deux et la capitalisation des établissements cotés a en moyenne fondu d’un tiers. Dans ces conditions et sans perspectives d’amélioration, si les taux demeurent bas et leur courbe toute plate, les banques, dont la rentabilité des capitaux propres est désormais en moyenne inférieure à ce qu’ils leur coûtent, seront de moins en moins capables de financer l’économie. Sans que personne, en Europe, ne soit d’ailleurs capable de les remplacer rapidement – pas même ce shadow banking qui, aux États-Unis, a multiplié par trois ses volumes de crédits en dix ans.

Les nouveaux acteurs

Un scénario de forte contraction des activités bancaires est donc aujourd’hui tout à fait plausible. Il devrait se traduire par un double mouvement: des banques de plus en plus concentrées sur des clients suffisamment bien dotés financièrement pour que des traitements personnalisés, développés à leur adresse, soient rentables. Et, dans le même temps, on verrait l’apparition de nouveaux acteurs focalisés sur quelques besoins financiers de base (paiements, crédits à court terme, …). 

De grands acteurs technologiques capables d’attirer en masse les clients, pour lesquels des traitements automatisés soient rentables. D’ailleurs, même si on les ignore encore pratiquement en France, de tels acteurs sont déjà apparus: Alipay et WeChat, ou Marcus pour les particuliers, Amazon pour le financement des commerces, MYbank pour les entreprises petites et moyennes, …

Face à ces nouveaux acteurs, les banques sont comme engourdies. Depuis dix ans, elles ont lancé beaucoup d’innovations et tenté de s’aligner sur des modes d’organisation ambitieux. Rien n’a cependant fondamentalement changé la donne et, pire encore, les dépenses engagées ne présentent pas d’effets directs sur les recettes. De 2007 à 2017, la part moyenne des commissions nettes dans le PNB des principaux groupes bancaires français a plutôt baissé (de 31,7 % à 30,4 %) et, en leur sein, la part des commissions sur la clientèle n’a pas bougé (37,5 %). Or, dans le même temps, les banques n’ont pas amené plus de monde au crédit. En 2016, la part des ménages détenant un crédit (46,4 %) était la plus faible de ces trente dernières années.

Ainsi, le vieux modèle de la banque de détail n’a pas changé. Or il est et sera de moins en moins rentable. Comment, dès lors, éviter de se tourner de manière privilégiée vers les clients les plus aisés ou présentant le plus fort potentiel? Certains établissements l’assument et, comme HSBC, tentent de le faire à une échelle internationale. Mais la plupart des banques se récrieront si on leur prête une telle intention. De fait, elles ne le souhaitent pas. Comment toutefois éviter la « gentrification »  bancaire dès lors que les prix immobiliers excluent de plus en plus d’emprunteurs et surtout de primo-accédants? C’est là également un effet de taux très bas: l’inflation du prix des actifs, que le crédit quasi gratuit permet facilement d’acquérir à certains, de plus en plus aisés.

Dans ces conditions, on comptera trop de banques et les banques, devant drastiquement baisser leurs coûts de fonctionnement, ne pourront éviter de reconnaître qu’elles ont trop de clients peu rentables et des réseaux de distribution bien trop vastes. D’autant qu’un autre effet s’ajoute à ceux du contexte monétaire: l’hyper-concentration économique des territoires. Dès aujourd’hui, selon l’Insee, 9 métropoles françaises concentrent un tiers des emplois et, surtout, quasiment toutes les créations nettes de postes. Une telle « gentrification » nous renverrait 70 ans en arrière, quand il fallait souvent une recommandation pour ouvrir un compte en banque. Tandis que la majorité des gens, en fait de banque, se contentaient des mandats postaux et des livrets de la Caisse d’épargne. Comme demain pour la banque sur mobile? Encore y avait-il alors une forte demande pour les services financiers. Qui a largement disparu aujourd’hui. Car, même si le tableau est déjà bien noir, il faut pourtant lui ajouter les facteurs démographiques et le vieillissement d’une population quasi sur-bancarisée, qui ne permettent pas d’envisager une forte croissance du marché bancaire.

Ce dernier facteur est peut-être le plus important. Mais il permet d’ouvrir quelques pistes. Si la demande spontanée ne peut tendre qu’à se réduire, il faut tenter de la renforcer. Il faut davantage accompagner les clients et les équiper – quitte d’ailleurs à leur proposer des produits et services non bancaires. Ainsi un mot d’ordre s’est imposé dans la banque de détail: il faut personnaliser les offres. Mais comment? Personnaliser les offres, les relations, cela coûte cher. Dès lors, soit on le réserve aux clients qui en ont les moyens. Soit on aboutit à cette sorte de «personnalisation de masse» qui est en train d’envahir nos vies bien au-delà du domaine bancaire, qui veut que l’on collecte beaucoup de données individuelles sur nous, pour nous évaluer et nous faire des propositions – la plupart sans aucun intérêt – dans le cadre d’une appréciation statistique.

Personnalisation des services?

Certains veulent croire qu’il est possible de réunir les deux: une vraie personnalisation pour tous. C’est notamment ce que l’on a vu apparaître récemment avec ce que l’on nomme le « Concierge Banking ». La perspective reste néanmoins fragile. Tant en termes de capacités technologiques réelles, que de rentabilité, compte tenu des investissements colossaux qu’elle semble supposer. Toutefois, elle ouvre des pistes prometteuses et plus immédiatement accessibles. D’abord un rapport à la clientèle tout à fait nouveau. Ensuite une offre élargie et renouvelée, en architecture ouverte, à travers des partenariats. Quelques banques asiatiques, comme DBS et OCBC, explorent particulièrement ces orientations, qu’en France le Crédit Mutuel Arkea a introduites avec son appli mobile Max.

Au-delà, on peut imaginer qu’elles puissent permettre à des banques de se déployer dans des champs d’activité comme l’immobilier, pour trouver de nouveaux piliers de revenus – ce qui passerait alors sans doute, plus que par de simples partenariats, par des acquisitions et rapprochements avec des acteurs non bancaires. En somme, le paysage bancaire à dix ans paraît se situer entre un éclatement des prestataires, marquant la fin des banques telles que nous les connaissons, ou bien par une intégration de services élargis. Et sans doute un peu un mélange des deux. Seulement, contrairement à ce que l’on affirme volontiers aujourd’hui, cela signifie que les banques qui s’adapteront le mieux seront celles qui sauront maintenir et renforcer le modèle de banque universelle. Car, sans lui, l’idée d’une intégration de services autour de la relation bancaire n’a bien entendu guère de sens.

Or si ce modèle est mis à l’épreuve aujourd’hui – la baisse des taux jouant à cet égard plus le rôle d’un révélateur que d’un facteur direct – ce n’est pas que les clients l’ont rejeté. C’est que les banques elles-mêmes l’ont largement abandonné. Multipliant les « usines » et les entités distinctes par types de crédits, de clientèles, d’activités. Ce démembrement des activités a été à la mode à partir des années 90. Il visait à gagner plus de souplesse et de lisibilité, ainsi qu’une meilleure maîtrise des coûts. Il s’est essentiellement traduit par la création de silos, l’impression pour les clients que leur chargé de compte servait de moins en moins à quelque chose et une forte augmentation des frais généraux. Dès lors, si les banques de détail doivent aujourd’hui réinventer leur modèle, c’est peut-être d’abord en réalisant qu’elles ont largement abandonné ce qui est pourtant leur principal atout sans doute: le potentiel intégrateur de la relation bancaire, dont ne disposent pas – pas encore – leurs concurrents.