Chamarrée et musicale, tout en stridence et pizzicati, l’exposition « Beauté Congo-Congo Kitoko », conçue par le curateur André Magnin, restitue l’énergie débridée de Kinshasa. Elle offre aussi une leçon de regard, exhortant le visiteur à se défaire de ses œillères pour savourer un art hâtivement qualifié de folklorique, archaïque ou naïf.
Le pari est ambitieux : explorer quatre-vingt-dix ans d’une histoire morcelée. Il est aussi risqué car il retrace en filigrane une violente histoire coloniale sur laquelle le catalogue ne fait d’ailleurs pas l’impasse. En rendant hommage aux artistes précurseurs des années 1920 et 1940, le commissaire célèbre en creux des
chercheurs d’art blancs, belges ou français, dont les passions africaines ne furent pas dénuées d’ambiguïté. Aussi lui fera-t-on sans doute les mêmes griefs qu’aux « Magiciens de la terre », exposition séminale de 1989 dont il fut co-commissaire : nostalgie du pittoresque, quête d’exotisme, tentation primitiviste
Magiciens du quotidien
Cette ambivalence, les artistes congolais n’en sont pas dupes. « Nous Africains nous avons abdiqué devant la machine à écrire l’histoire, nous avait déclaré Chéri Chérin, à Kinshasa. Demain, nous devons nous confier à la pensée des Occidentaux qui détiennent nos œuvres, notre histoire. » Pas question pour leur complaire de devenir des suppôts de leur esthétique. Dans un tableau intitulé Non ! Comprendre, Cheik Ledy signifiait sa perplexité devant l’abstraction européenne alors que l’école populaire kinoise militait pour une figuration compréhensible par tous.
Nonobstant les paradoxes inhérents à l’entreprise, il faut rendre grâce à l’exposition d’exhumer des artistes des années 1920 au talent fou comme Albert Lubaki, sa femme Antoinette ou Djilatendo. Inspirés des tapisseries kasaï et des motifs kuba, ces peintres de case ont porté la simplicité au rang de sublime, avec une économie de moyens et un trait rapide stylisant la vie quotidienne, la faune et la flore. On ignore ce que sont devenus ces magiciens du quotidien.
Forcément elliptique, l’accrochage fait un bond sans transition vers l’Atelier du Hangar, académie d’art populaire indigène établie en 1946 à Lubumbashi, ancienne Elisabethville, par le marin Pierre Romain-Desfossés. Chaque peintre fourbit son style. Mwenze Kibwanga use d’une palette terreuse pour représenter des mêlées humaines. Pilipili Mulongoy s’attache à une nature généreuse et foisonnante. Là encore l’histoire bégaie. On perd trace de la plupart de ces artistes.
Postmodernes et afrofuturistes
Fondu enchaîné sur Moké, pionnier de la peinture populaire, dont est accroché un surprenant tableau sur fond olive, représentant une paire de godillots et une chaussure isolée. On songe aux souliers de Van Gogh, gifle au bon goût bourgeois. Moké connaissait-il cette toile ? Difficile à dire. Une chose est sûre : comme le peintre néerlandais, ces artistes ont tiré le diable par la queue. Pas question de céder pour autant au pathos. Inconsciemment postmodernes, afrofuturistes avant l’heure, les deux maquettes de villes chatoyantes de Bodys Kingelez dessinent un avenir radieux, tout comme la Cité des étoiles clignotante de Rigobert Nimi.
Humour et dialectique sont les deux mamelles des peintres populaires, en majesté au rez-de-chaussée. Le politiquement correct, ils ne connaissent pas. Cheik Ledy brocarde aussi bien le protectionnisme de l’Occident que les motivations des migrants. Il passe tout autant au crible les blocages de la société congolaise. Un tableau hilarant présente quatre personnes coincées à la table des négociations, la tête bourdonnant de points d’interrogations sans réponses.
Face à la verve haute en couleur des cadors de la peinture populaire tels que Chéri Samba ou Chéri Chérin, la jeune génération peine à se distinguer. Certains tâtonnent dans des explosions colorées, d’autres se complaisent dans le collage. Seul Sammy Baloji, vivant entre Lubumbashi et Bruxelles, a trouvé son langage propre en jonglant avec l’archive et le photomontage.
Dans la série Congo Far West accrochée à la Fondation Cartier, il mêle des aquarelles du peintre belge Léon Dardenne aux photos de l’expédition scientifique au Katanga effectuée au tournant du XXe siècle. Les indigènes toisent l’objectif, suspicieux, comme pour signifier au photographe blanc qu’il est aussi exotique à leurs yeux qu’eux semblent incongrus aux siens…