Bernard Stiegler : «Même s’ils le voulaient, les Etats n’auraient pas les concepts pour changer»

Dans son dernier essai, le philosophe analyse non pas le manque de volonté mais l’inaptitude des Etats et des entreprises à répondre à la colère de Greta Thunberg. Agir face aux changements environnementaux nécessite de décloisonner les savoirs et de rendre la science autonome par rapport au capitalisme.

Avant de s’approcher de Bernard Stiegler, il faut avoir les idées claires sur deux concepts centraux dans son travail philosophique : «l’entropie» et «la néguentropie». L’entropie définit la dissipation de l’énergie : contrairement à l’énoncé «rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme», il y a dans l’univers des pertes d’énergie. Donc, l’univers aura une fin, son refroidissement. Vient alors l’entropie négative, ou néguentropie : la capacité à différer dans le temps la dissipation de l’énergie. Voilà. C’est en utilisant cette clé de lecture que le philosophe Bernard Stiegler, également directeur de l’Institut de recherche et d’innovation (IRI), a développé ces dernières décennies sa réflexion sur les sciences et la technique.

Pour ce qui concerne la biographie, on peut l’éliminer rapidement en résumant son parcours singulier : lors d’un séjour en prison où il atterrit pour braquages à main armée, il découvre la philosophie et noue une relation avec Jacques Derrida. S’il dit souvent «nous», c’est qu’il travaille avec des collectifs qu’il initie en tous lieux et pour toutes disciplines, à l’image du groupe de réflexion Ars Industrialis qu’il a fondé en 2005.

Après Qu’appelle-t-on panser ? 1) l’Immense Régression (Les Liens qui Libèrent), il a publié en janvier 2) la Leçon de Greta Thunberg, dans lequel il s’interroge sur l’inaptitude des Etats et des entreprises à répondre à la colère de la jeune Suédoise. C’est que, pour Bernard Stiegler, être en mesure de répondre au problème de notre époque nécessite de réinterroger l’intégralité des savoirs et les réarticuler entre eux, en mettant la question de l’entropie au cœur des connaissances.

Pourquoi consacrer un livre à Greta Thunberg ? Mérite-t-elle qu’une théorie soit forgée à partir d’elle ?

Greta Thunberg est génératrice de bifurcation, notamment par sa colère. Il me semble qu’il y a dans son discours quelque chose d’Antigone. Mais Antigone a le discours tragique des Grecs : si elle dit que nous n’échapperons pas à la mort, il y a l’idée que l’âme a une vie après la mort. Greta appartient au monde «plus que tragique», celui qui dit que tout disparaîtra, l’univers en totalité. Et cela provoque des réactions terribles !

Un article du Monde diplomatique, qui traitait Greta Thunberg, de manière fort méprisante, de «Messie 2.0», ainsi que l’appel au meurtre émis après son discours à l’Assemblée nationale cet été ont fait bifurquer la rédaction de mon essai pour s’attacher à la «génération Thunberg». Initialement, j’écrivais Qu’appelle-t-on panser ? (en détournant le titre d’un ouvrage de Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?) parce que je crois qu’aujourd’hui la pensée ne panse plus, elle ne soigne plus. 

J’ai récemment créé un collectif international qui mobilise aussi bien des chercheurs que des jeunes de la génération Thunberg, avec lequel nous essayons de répondre à une question : «Comment diminuer l’augmentation du taux d’entropie ?» Pour schématiser, il y a un schisme entre les jeunes mobilisés et les vieux qui ne font rien.

Mais la rhétorique qui consiste à valoriser les générations futures n’est-elle pas dangereuse, voire démobilisatrice ?

Vous avez parfaitement raison. Il y a une destruction des rapports entre générations. Et il faut le reconstruire parce qu’une société s’arrête quand il n’y a plus de transmission entre générations. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le marketing est générationnel : il a consisté à viser la fameuse «ménagère de 50 ans», découper la population en tranches et les isoler pour cibler ses publicités.

Ça a abouti à une catastrophe sociale. Revenir sur cette histoire permet de se rendre compte que «la génération» n’est pas un phénomène biologique ni anthropologique : c’est, à partir du XXe siècle, un phénomène médiatique.

Avec les Amis de la génération Thunberg, nous voulons reconstruire le lien transgénérationnel. Il ne s’agit pas de refiler notre responsabilité aux générations futures. Il s’agit de permettre aux générations futures de prendre leurs responsabilités avec nous.

«Les pouvoirs auxquels s’adresse Greta Thunberg sont dans l’incapacité de lui répondre», écrivez-vous. Qui pourrait lui répondre, et comment lui répondre ?

Effectivement, même s’ils le voulaient, les Etats et les multinationales ne sauraient pas comment répondre, parce qu’ils n’ont pas les concepts pour changer. Il faudrait, pour pouvoir le faire, établir une nouvelle critique de la science dans le monde industriel. 

La science est intégralement soumise au développement du capitalisme industriel, elle n’est donc plus du tout autonome, contrairement au XVIIIe siècle. Il y a, depuis cette époque où la physique newtonienne est devenue fondamentale, un refoulement de la question de l’entropie. La raison est simple : la recherche est soutenue par l’industrie, et parler d’entropie remettrait en cause l’organisation macroéconomique sur laquelle elle repose. Voici un exemple : pour qu’un avion vole, il faut respecter un certain nombre de lois de la gravitation et de la physique. 

On sait le faire, les avions volent très bien. Mais, ce faisant, on ne prend en compte que le court terme : si on choisissait de ne certifier les avions qu’à condition qu’ils ne bouffent pas toutes les ressources pour les mille années à venir, ils ne seraient pas autorisés à voler.

Comment poser les problèmes, alors ?

Il faut comprendre comment, au début de l’anthropocène, Kant écrit «Ose savoir !» et maintenant, à la fin de l’anthropocène, Greta Thunberg en vient à dire : «Comment osez-vous ?» [dans son discours aux Nations unies, ndlr]. Selon nous, cette évolution est liée à une transformation des savoirs. Aujourd’hui, le savoir n’est plus vraiment du savoir. C’est de la pensée, très bien construite, vérifiable avec des données, mais ce n’est pas du savoir au sens où elle ne produit pas de finalité. Or le sommet du savoir n’est pas l’entendement, mais la projection d’une décision.

Si la science ne panse pas, c’est parce qu’elle a été compartimentée. La taylorisation s’applique aujourd’hui dans le domaine des sciences, ce qui est gravissime : c’est une science des parties dans laquelle il n’y a pas de tout. Nous vivons une période absolument disruptive, où toutes les cartes sont rebattues. Il faut donc réviser énormément de pensées et reconstruire le savoir. 

Cela implique de reprendre tous nos héritages, et d’inventer un nouveau vocabulaire des savoirs. Nous disons donc qu’il faut reconstituer le point de vue holistique, en voyant un objet comme la partie d’un tout. Ça ne veut pas dire qu’il faut que le philosophe redevienne physicien, mathématicien, géographe, etc. Il faut créer des collectifs – personnellement, je ne travaille qu’avec des collectifs. Ensemble, en travaillant sur des choses concrètes, on arrive à construire des savoirs qui sont au-delà de la spécialisation. C’est ce que nous mettons en place dans les «territoires laboratoires», comme en Seine-Saint-Denis.

Pourquoi mettre l’entropie au cœur de votre théorie ?

C’est, selon nous, la question fondamentale. La définition du vivant la plus dépouillée sur le plan scientifique nous vient de Schrödinger : le vivant, c’est ce qui lutte contre l’entropie – qu’on peut définir comme «la dissipation d’énergie». Le vivant retient l’énergie, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus le faire, et alors il meurt. Donc, le vivant produit de la néguentropie, qui est la capacité à différer la dispersion de l’énergie. L’anthropocène correspond à une augmentation de l’entropie.

Mais le mathématicien américain Alfred Lotka montre qu’à la différence des animaux, qui luttent contre l’entropie de manière instinctive, l’homme développe des organes artificiels, des savoirs. Cela signifie savoir faire cuire un aliment qui est toxique s’il n’est pas cuit comme savoir se servir d’un ordinateur sans en devenir dépendant. Or la société industrielle se développe par la prolétarisation, c’est-à-dire par la perte des savoirs.

Dans nos ateliers en Seine-Saint-Denis, on fait venir des matheux pour qu’ils partagent ce qu’ils savent avec un public très mixte. Les gens comprennent et sont passionnés, dès qu’on prend le temps de leur expliquer. Ces échanges produisent des modes de vie : c’est ça que j’appelle le savoir.

Le livre mobilise un vocabulaire qu’il faut s’approprier. A l’oral, votre discours ressemble pourtant à celui de Greta Thunberg en cela qu’il est extrêmement limpide. Quelle différence faites-vous entre un «lecteur» et un «auditeur»  ?

C’est une excellente question. Des fois, je me fais engueuler : des gens me disent : «Je vous ai vu sur Arte, alors j’ai acheté votre bouquin. Mais je n’y comprends rien !» C’est normal. Vous n’y comprenez rien parce qu’un livre, ce n’est pas une vidéo : il faut travailler pour se l’approprier, le livre est fait pour un certain type de travail. Avec les personnes en Seine-Saint-Denis, on lit des textes assez compliqués, que j’ai moi-même des difficultés à comprendre. Mais on les travaille ensemble, et ça devient passionnant. Il ne faut pas céder aux injonctions de la communication. Depuis trente ans, on nous dit qu’il faut communiquer, être simple et clair. Pour moi, un truc qui est clair, ce n’est pas intéressant. Il faut communiquer, bien entendu ; mais la pensée, ce n’est pas de la communication. La pensée, c’est du trouble ! Si on n’est pas troublé, on ne pense rien ; parce que penser, c’est se mettre en cause. Ce n’est bien sûr pas évident à notre époque. Je pense que les êtres humains sont fondamentalement clivés entre l’investissement et la satisfaction de la pulsion – entre la fidélité à sa femme et le bordel.

J’ai dit ça l’autre jour devant des curés : «Si je diffusais une vidéo porno derrière moi pendant que je vous parle de philosophie, personne ne m’écouterait, et vous auriez tous une érection.» (Rires). Ça les a stupéfiés, mais ça a le mérite d’être explicite.

Votre livre est une réaction par rapport à un article sur la «collapsologie». Voyez-vous la collapsologie comme un outil ou une menace ?

Ce n’est pas une menace mais une hypothèse, que je partage. La collapsologie dit qu’à l’époque où l’avenir de la totalité du vivant est menacée sur Terre – ça, c’est une donnée scientifique -, le protéger devient la priorité des priorités. Donc toutes les sciences doivent se remettre à bosser en fonction de ça. Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, dans l’Evénement anthropocène (Seuil, 2013), proposaient face à cette hypothèse de créer des groupes d’études transdisciplinaires sur l’anthropocène. Il faut arrêter de faire des maths dans un coin, de la biologie dans l’autre, car cela a eu des conséquences catastrophiques. Je crois qu’aujourd’hui, l’enjeu est de réarticuler les savoirs entre eux.