Cela n’a l’air de rien, mais il importe de savoir comment l’on pourrait traduire cette expression qui n’a pas surgi par hasard : «Black Lives Matter». Essayer de la traduire, non pas pour cesser de l’utiliser, mais pour comprendre au contraire pourquoi elle s’est imposée et donc ce qu’elle a, précisément, d’intraduisible, qui nous conduit au cœur de l’époque.
Car, c’est le cas de le dire, chaque mot «compte» ici. Et d’abord ce verbe : to matter, que l’on traduit à juste titre par «compter». «Les vies noires comptent». Mais est-ce tout ce que l’on entend dans ce verbe en anglais : to matter ? Non, bien sûr. On y entend aussi autre chose. Comme dans l’expression qui est à coup sûr l’une des origines de ce qui n’est, certes, pas un mot «d’ordre», je veux dire le titre d’un livre capital de Judith Butler : Bodies That Matter. C’est la précision philosophique de son expression qui descend aujourd’hui dans les rues du monde entier (et ce n’est pas rien). Car quel est pour ainsi dire le paradoxe incarné ici par ce verbe : «to matter» ? C’est qu’il va bien sûr vers l’importance de la reconnaissance sociale des vies et des corps tout en insistant, ne serait-ce que métaphoriquement (mais est-ce une métaphore) sur leur «matérialité». To matter, c’est avoir de l’importance, mais comment ne pas y entendre aussi la matière même de nos vies ? Judith Butler, certes, semble avoir tranché : le corps et la différence entre les corps, vivable ou invivable et parfois même tuable, est d’abord inscription, reconnaissance, ou refus de reconnaissance, social et politique. Certains corps comptent et d’autres pas, voilà ce qui compte. Mais est-on si sûr qu’ici le corps n’a plus rien de corporel et la vie n’a plus rien de vital ? Ne perd-on pas cette matérialité de nos vies dans la traduction ? N’est-ce pas cela qui marque et qui insiste ?
Pourtant, si nous devions traduire, nous irions plus loin encore, dans un premier temps, dans le sens de la reconnaissance sociale et politique ! Nous irions plus loin que «compter». Nous irions jusqu’à dire et à traduire, et pas seulement par souci d’euphonie revendicatrice : «Vies noires égalité». Car ce que demande ce cri arraché à un étouffement, c’est le refus d’une discrimination criminelle.
C’est, en effet, de compter autant, autant que les autres corps et les autres vies c’est-à-dire, en principe, entre les humains, absolument. C’est l’égalité. Ce que l’on entend d’ailleurs aussi dans cette autre expression intraduisible : «MeToo». Elle ne veut pas dire seulement «moi aussi, cela m’est arrivé», mais «moi aussi, je veux être reconnu·e».
C’est le mot d’ordre de ce qu’il faut appeler, avec Sartre (admirable dernier chapitre des Réflexions sur la question juive), «la démocratie concrète». L’égalité, à la fois dans sa puissance universelle et dans son éclairage sur des discriminations précises, concrètes. Le racisme, le sexisme, et en effet les autres, avec lesquelles elles convergent, mais toujours sous le signe de l’universel : l’égalité. Car comment ne vaudrait-elle pas pour toutes et tous ? Il faut donc aller plus loin, dans un premier temps, que la reconnaissance mutuelle et le fait de «compter», il faut affirmer l’égalité dans le droit et dans la loi. On n’en a pas fini avec les droits humains. L’égalité, comme d’autres avec succès l’ont fait pour la liberté.
Mais l’égalité concrète et bien sûr contre des discriminations précises dans tous les domaines de la vie sociale, jusque dans le moindre détail, le contrôle policier, le logement et la ville, car on sait maintenant que chacun d’eux, même la plus petite injure, conduit à l’étouffement mortel. Non pas opposer comme ce fut longtemps le cas l’égalité «formelle» et «réelle», car l’égalité formelle, par la loi, est bien réelle et son déni conduit aussi à la mort, mais entrer dans le concret de la discrimination. Vies noires. Cette discrimination bien précise mais si profonde qui, comme l’a montré Achille Mbembe, est la toile de fond transhistorique de toutes les autres et qu’enfin l’on combat partout.
Il faut alors aller encore un pas plus loin vers le concret : les corps, les «vies». Chaque mot compte, vous dis-je. Et c’est ici que l’on rejoint la pandémie. La santé que l’on a bien raison, insistons encore, de dire «publique», car la santé publique, c’est la démocratie concrète incarnée. Comment a-t-on pu opposer la santé et la justice ? Que les néofascistes ou les ultralibéraux le fassent, passe encore, ils opposeront toujours les vies les unes aux autres. Non seulement pour eux les vies ne comptent pas toutes, mais c’est chacun pour soi.
Mais vous, qui défendez la liberté et l’égalité ? Non, pas vous, pas ça. Refusez d’opposer santé et justice. L’inséparable événement pandémie-confinement-déconfinement nous montre l’inséparable combat contre la mort commune (maladie, climat) et contre les injustices sociales et raciales, entre les vivants et d’abord les humains.
Il faut s’opposer à la fois à la différence entre les vies et aux dangers communs à tous les vivants. Certes, il serait naïf de croire que l’on est spontanément dans le soin et la lutte contre la mort. Au contraire, la revendication émancipatrice qui surgit sans aucun hasard du confinement nous rappelle que la lutte contre les discriminations sociales est un soutien dans la lutte contre les maux communs. A condition qu’on ne les sépare pas les unes des autres.