Ce que cache Martin Shkreli, l’homme qu’il faut haïr

Il a multiplié par 55 le prix d’un médicament. Condamné pour fraude, ce sale gosse de la finance crevait la bulle biotech dès qu’il le pouvait pour s’enrichir. Degré zéro d’une ascension de jeune start-uper, il est devenu la mauvaise conscience de l’Amérique.

Martin Shkreli dort en prison depuis plus d’un mois. Mauvais dossier pour son avocat Benjamin Brafman, pourtant spécialisé dans les cas désespérés comme DSK. Condamné pour fraude financière, sa liberté conditionnelle a été révoquée mi-septembre pour une sombre histoire de menaces contre Hillary Clinton (1). Tout le monde déteste le multimillionnaire. Un étudiant new-yorkais qui lui ressemble un peu trop (une sorte de croisement entre Keanu Reeves et Michel Houellebecq) se plaint d’être sans cesse insulté dans la rue. Lors de son procès cet été à New York, une ribambelle de jurés avait dû être récusés, tous s’estimant incapables de le juger impartialement. Et en août, sa condamnation pour fraude a fait rugir de joie les réseaux sociaux. Il y a pourtant dans la haine que lui porte un pays tout entier un peu trop d’entrain. Pourquoi cet immense besoin de le détester ?

Surnommé « Pharma Bro », le « blaireau de l’industrie pharmaceutique », il s’était fait connaître en 2015 en multipliant par 55 le prix d’un médicament utile aux malades du sida, le Daraprim (pyriméthamine), passant de 13,5 dollars à 750 dollars.

L’histoire est devenue virale : Shkreli, salaud parfait, s’approprie une molécule qui est sur la liste des médicaments essentiels de l’OMS et rackette les malades (la pyriméthamine est le traitement de la toxoplasmose, une infection opportuniste du sida). Or, les choses sont plus compliquées : on omet de préciser que le médicament est un vieux générique, facile à synthétiser, que n’importe quelle firme pourrait produire. Martin Shkreli n’a pas acquis le «brevet» d’un médicament qui n’en a plus depuis longtemps, mais l’autorisation de commercialisation de la Food and Drug Administration (FDA) pour le marché américain, obtenue après un contrôle qualité coûteux en argent et en paperasse.

Le coup a consisté à tirer profit de la bureaucratie légendaire de la FDA, régulièrement dénoncée parce qu’elle empêche les Américains d’avoir accès à des médicaments à bas prix – le Daraprim est accessible pour quelques dollars dans le reste du monde.

Martin Shkreli a compliqué le traitement de quelques malades, sans aucun doute, mais il sert surtout d’épouvantail. Faire de son geste une abomination morale permet d’oublier que les augmentations de prix obscènes sont le business modelfavori de l’industrie pharmaceutique, et non une exception scandaleuse. Voir récemment l’affaire du Sofosbuvir, ou plus lointainement – les connaisseurs de l’histoire d’Act Up s’en souviennent – l’augmentation en 1989 par 1 700 % du prix d’un vieux médicament, la Lomidine, par le français Sanofi pour ponctionner les malades du sida. Bref, Shkreli peut se sentir injustement traité : il avait même emprunté aux géants de la big pharma l’idée d’un programme «compassionnel» de don du médicament aux indigents. Mais ses dents n’étaient sans doute pas assez blanches.

Condamné cet été pour avoir menti à ses investisseurs (sans jamais leur faire perdre d’argent), Shkreli semble n’avoir jamais compris de quoi on l’accusait. Car c’est pour d’autres raisons qu’il dérange. Il doit sa fortune à des investissements osés dans les biotechnologies : des paris sur la baisse (short-selling en langage technique) du cours de plusieurs start-up surévaluées par le marché. En gros, il s’est appliqué, comme un sale gosse, à crever la bulle biotechnologies dès que l’occasion se présentait, en empochant au passage le pactole.

Sa carrière renvoie l’univers des start-up à ses illusions : il a fait des études médiocres, il a appris la biologie à la bibliothèque municipale, il prend ses infos sur Twitter, et pourtant ses performances d’investisseur furent souvent exceptionnelles. Il ne cache pas non plus que les start-up qu’il a fondées n’ont jamais fait de recherche, mais fonctionnaient plutôt comme des produits financiers, tentant de créer la hype avec des promesses plus ou moins sérieuses. Il semblait chuchoter, avec sa petite voix désagréable : «Et si tout ceci n’était que du vent ?». Sa success-story devenait embarrassante : elle suggérait que toute la bulle biotech tenait d’une pyramide de Ponzi à la Madoff. Pour que l’on continue de croire au canular, il fallait que le self-made-man redevienne une anomalie. Enfin, ce que l’on ne pardonne pas à Shkreli, c’est sa gueule : qu’il soit de toute évidence «chelou» (creepy). Ses biographes futurs vont se régaler : il laisse derrière lui une immense œuvre de youtubeur. Dans le cadre de sa webcam, une chambre comme les autres, aux murs nus, avec une guitare électrique et un ampli. Et Shkreli en polo sombre, qui checke les réseaux sociaux, commande des pizzas, se gratte le dos, théorise avec des internautes sur l’état du monde – quand il ne joue pas en silence aux jeux vidéo. On peut regarder des heures, il ne se passe rien. Banalité absolue, jusqu’à sa haine ordinaire pour Hillary Clinton. Même ses interviews sont décevantes : il n’est ni méchant ni charmant, juste un peu bizarre ; il se balade en hoverboard dans un appartement sans meubles, comme un cadre célibataire qui viendrait d’emménager dans une nouvelle ville, sert des vins trop chers dans des verres trop grands à des journalistes. C’est peut-être cela que l’Amérique lui reproche – jusqu’à vouloir en finir avec lui. Que le millionnaire révèle, un peu christique, que même les winners sont des losers. Qu’il n’y a rien, tout en haut, quand on a réussi. Que l’existence consiste à merdoyer sur Internet. Même dans sa chute, il reste inquiétant, comme s’il ne pouvait y avoir de morale de l’histoire.

De grands escrocs, comme Madoff ou Lance Armstrong, restaient tolérables en trébuchant, car une fois démasqués leurs larmes disaient qu’ils regrettaient ce qu’ils allaient perdre, leurs maillots jaunes, leurs enfants roses et leurs maisons sur l’océan. Le sourire idiot de Shkreli, menotté et caché sous sa capuche, comme indifférent à sa propre fin, renvoie l’Amérique à sa hantise, à sa peur du vide. Réussie, sa vie était déjà un long temps mort.

(1) Il avait proposé d’offrir une récompense de 5 000 dollars (environ 4 100 euros) pour une mèche de cheveux de Hillary Clinton, la candidate démocrate battue à la dernière élection présidientielle.