LES MURS ONT des oreilles, dit un adage français. Un détour dans les entreprises publiques suffit pour le démontrer. Il y a plein de cadavres dans le placard. Ici et là, les employés ressortent petites fiches et racontent tas d’histoires, dès qu’ils se rassurent que vous êtes de la presse. Tout ce que disent et font les mandataires publics, à commencer par les directeurs généraux (DG), dans les sociétés d’État est noté au moindre détail et archivé. Des bouts de papier et des anecdotes qui en disent long et dévoilent au grand jour le mal profond causé à ces sociétés par ceux qui les dirigent et, par ricochet, par leurs mentors politiques.
Point n’est besoin de rappeler que la tension sociale qui couve dans les entreprises depuis plusieurs années, est subitement montée d’un cran, avec le mouvement de grève qui se répand comme une traînée de… sang. Bien sûr qu’il y a en l’air une sorte de surenchère politique dans ce mouvement, qui a vu jour au lendemain de l’élection présidentielle ayant amené un changement à la tête du pays. Mais dans cette surenchère, l’image d’indécision que renvoie exactement le gouvernement sortant, met Félix-Antoine Tshisekedi Tshilombo, le président de la République fraichement élu, dans l’embarras du choix.
Grève par-ci, grève par-là, ça commence à faire un peu trop. À la base de cette situation : des salaires impayés depuis plusieurs mois, voire plusieurs années ; des conditions de travail d’un autre âge, des actes de mégestion caractérisée et de détournement de fonds… Partout, les travailleurs réclament in fine le départ du DG. Un départ sans condition et sans délai. Partout, des piquets de grève se forment chaque jour, des grévistes scandent des cris et des chansons hostiles au DG et s’adonnent à des scènes insupportables, devant des policiers appelés à la rescousse pour le maintien de l’ordre public.
Le chapeau du pouvoir
« Notre DG ne raconte que des histoires, il se trompe de A à Z, tout le monde le sait, et il est toujours là », râle un travailleur. Ils sont nombreux, les DG dans les entreprises publiques qui se mettent à délirer, victimes de l’ivresse des sommets et du pouvoir de l’argent. « Pourtant, parmi eux il y a de brillants technocrates, professeurs d’université. Puis une fois promus au gouvernement ou à la tête des entreprises publiques et là, ça se met à déraper. Le chapeau du pouvoir a commencé à leur grignoter le cerveau », ironise un syndicaliste.
Un autre ironise : « Nous savons comment ils sont venus. Tous les DG tiennent un beau discours, parlent un français sans verbe : je veux faire ceci, je vais faire cela. Puis ils tombent dans les travers de la mégestion de la même façon que leurs prédécesseurs. » Ce que l’on observe, témoigne un cadre du Conseil supérieur du Portefeuille (CSP), la plupart des DG finissent par perdre le contact avec la réalité, progressivement satellisés sans même s’en rendre compte. « Les difficultés de gestion s’aplanissent devant leurs pas comme par miracle, leur moindre désir est exaucé dans l’heure, tout le monde est aimable et disponible et souriant devant eux. Lorsqu’ils parlent, les gens les écoutent, les yeux plissés d’admiration, même s’ils disent un tissu d’inepties… », dit-il.
Les DG se font avoir par le pouvoir : « Ils croient à tout ce que leur raconte l’entourage, proches ou collaborateurs ; ils s’enferment dans leurs douillets bureaux avec leur petite cour de flatteurs et ne vérifient pas ce qu’ils leur racontent. Par conséquent, ils n’acceptent pas la critique, ne considèrent pas la franchise comme une preuve de loyauté… Mais la plupart d’entre eux se ramollissent et adoptent la solution de facilité qui consiste à n’écouter que ceux qui leur disent ce qu’ils savent déjà et confirment ce qu’ils aiment penser.
À cause du parapluie du pouvoir qui fait d’eux des dirigeants satellisés, les DG sont craints mais à qui l’on ment et dont on se moque derrière leur dos. Ils ne se rendent pas souvent sur le terrain, n’inspectent pas les bureaux et les ateliers, ni ne prennent le temps d’échanger sur les difficultés de leurs entreprises avec les personnes de la base… « Quand les DG sont mis en cause, ils prétextent très vite que les entreprises publiques sont des canards boiteux. On concède. Mais pourquoi acceptent-ils de prendre leur direction tout en sachant qu’elles sont en situation de faillite. Pourquoi ne démissionnent-ils pas face à leur incapacité de les redresser ? La motivation est donc ailleurs : c’est l’argent qui les intéresse et non pas l’avenir des entreprises publiques. Il faut donc arrêter avec la nomination de mandataires à connotation politique », insiste un cadre supérieur d’entreprise. Qui pense que la réforme des entreprises publiques de 2009 est un échec : « Il faut introduire les méthodes de gestion du secteur privé dans le public. Il faut un contrat de performance et de redevabilité applicable à toutes les sociétés d’État. Sinon, rien ne va changer. »
Problème de management ?
L’Observatoire de la dépense publique (ODEP) a adressé un mémorandum au nouveau chef de l’État dans lequel il lance un appel à un audit des entreprises et institutions de l’État, en vue d’améliorer la gouvernance des services publics. Selon l’ODEP, les derniers audits des entreprises publiques réalisés par la Cour des comptes remontent à 2013. « Des audits, voire des réformes, il y en a eu plusieurs dans ce pays et de toutes sortes. Mais la situation des entreprises publiques est restée la même », fait observer ce cadre supérieur d’entreprise.
En tout cas, l’ODEP est formel : à ce jour, la majorité des entreprises et institutions publiques sont caractérisées par « une gestion opaque du personnel ». Aucune politique de salaires, recrutement, promotion et de retraite n’a été mise en place. La transparence manque dans la mobilisation des recettes par les entreprises et institution publiques (hôpitaux, écoles, universités, instituts supérieurs, TRANSCO, etc.) alors qu’elles reçoivent une subvention de l’État.
Ce n’est pas tout : l’ODEP relève non seulement le non-versement de la TVA collectée, la gestion irrationnelle des subventions de l’État, le recouvrement difficile des créances auprès d’une catégorie des clients (créances irrécouvrables importantes dans les états financiers) ; mais aussi l’absence de contrôle (en interne et en externe) par les services attitrés.
Que faire alors ? L’audit de la Cour des comptes, recommande l’ODEP, permettra de faire un état des lieux de la gestion des finances de l’État, des biens publics ainsi que des comptes des provinces, des entités territoriales décentralisées et des organismes publics.