Dans le plus grand pays communiste du monde, on sait récompenser les actionnaires. Le mois dernier, à l’occasion de la publication des résultats semestriels de China Mobile, le conseil d’administration de l’opérateur télécoms a annoncé la distribution d’un dividende exceptionnel de 3,20 dollars hong-kongais, s’ajoutant au dividende classique de 1,62 dollar. La raison d’une telle générosité ? Le groupe souhaitait faire un cadeau à ses actionnaires pour fêter ses vingt ans en Bourse. Celui qui en profitera le plus sera évidemment l’Etat : comme l’essentiel des grandes entreprises du pays, et surtout dans un secteur aussi stratégique que les télécoms, China Mobile est détenu à majorité par l’Etat (73 % du capital). Qu’à cela ne tienne, le reste des investisseurs ne boudera pas son plaisir.
L’opérateur a les moyens de choyer ses actionnaires : au premier semestre, il a encore dégagé des profits exceptionnels. Le chiffre d’affaires des services de télécoms (90 % des revenus) a progressé de 6,9 % par rapport à l’an dernier, à 348 milliards de yuans (soit 45 milliards d’euros) ; la marge d’Ebitda s’est élevée à 36 %. Des chiffres à faire rêver tous les opérateurs européens mais aussi américains, qui peinent à renouer durablement avec la croissance des revenus et des bénéfices.
Evidemment, il n’est pas juste de comparer Orange, Telecom Italia ou Verizon avec le plus grand opérateur de la planète, qui évolue sur le premier marché mondial des télécoms. Les chiffres suffisent à donner le vertige. Au 30 juin 2017, China Mobile comptait 867 millions de clients, soit plus que la population de l’Union européenne et des Etats-Unis réunis. En Chine, deux habitants sur trois sont clients de l’opérateur historique. Alors que cette technologie n’existait pas dans le pays il y a quatre ans, un utilisateur de la 4G sur trois dans le monde est un abonné China Mobile (600 millions de clients). Pour y parvenir, l’opérateur, qui emploie 460.000 salariés, a déployé 1,65 million d’antennes. A titre de comparaison, on en dénombre un peu moins de 32.000 en France (en service), pour quatre opérateurs. Cette démesure est certes commune à la Chine, pays le plus peuplé au monde. Mais elle n’en est pas moins impressionnante. Elle impose surtout une obligation de résultat et de performance économique, alors que les défis en termes d’aménagement du territoire, d’innovation et de compétitivité, sous l’étroite surveillance de l’Etat, n’ont jamais été aussi grands.
Si plus d’une centaine d’opérateurs se disputent en Europe 500 millions de clients potentiels, en Chine, seuls trois groupes, tous contrôlés par l’Etat, fournissent des services de télécommunications à près de 1,4 milliard de personnes. China Mobile est le plus gros ; China Unicom et China Telecom sont ses deux challengers. Chacun a hérité d’une partie de l’ancien monopole public, qui a été scindé dans les années 1990. La répartition s’est d’abord faite de manière verticale, en allouant à chacun des activités précises (mobile, fixe, liaisons satellite), puis de façon géographique, par provinces.
Le boom économique de la Chine a fait naître une classe moyenne avide de communications et capable de s’offrir un smartphone (de marque chinoise en majorité). Aujourd’hui, la population, notamment dans les mégalopoles comme Pékin et Shanghai, n’a rien à envier en termes d’usages aux habitants de Paris, Berlin ou Chicago. La 4G est présente partout dans les villes. Dans le métro, les Millennials restent scotchés à leur smartphone, discutent sur le réseau social WeChat, surfent sur le moteur de recherche Baidu, font leurs courses sur les sites d’e-commerce Alibaba ou JD. Les opérateurs profitent de la richesse et de la puissance des géants du Web et des fournisseurs de contenus locaux. Au premier semestre, la consommation moyenne en data d’un abonné 4G chez China Mobile s’élevait à 1,4 Go par mois. C’est moins qu’en France, où les consommations en 4G évoluent entre 3 et 5 Go chaque mois selon les opérateurs, mais le trafic data a déjà plus que doublé en un an.
Dans les villes, l’opérateur historique chinois se retrouve confronté au même défi que ses homologues occidentaux : ses clients veulent toujours plus de data sans payer davantage. Des forfaits en 4G illimitée ont fait leur apparition cette année, notamment chez China Unicom. Cette inflation oblige la concurrence à réagir. A contrecoeur. Pour le PDG de China Mobile, Li Yue, cette stratégie n’est pas durable financièrement, car cela suppose d’investir davantage pour soutenir la hausse du trafic, sans garantie sur la rentabilité de ces investissements. Un discours qui ressemble étrangement à ceux d’autres opérateurs historiques, ailleurs dans le monde, eux aussi bousculés par la concurrence.
Une concurrence dynamique
Aussi étonnant que cela puisse paraître dans un pays comme la Chine, et dans un secteur aussi surveillé que les télécoms, « la concurrence est plutôt dynamique, il n’y a pas d’acteurs statiques », remarque Frédéric Pujol, analyste à l’Idate. En témoigne l’agressivité commerciale qui agite le secteur depuis quelques mois. La convergence entre le fixe et le mobile est également devenue un élément de différenciation, à l’instar de ce qui se passe dans les pays occidentaux. « Dans les villes, les opérateurs chinois adoptent les mêmes stratégies de fidélisation de clients et d’augmentation de la valeur ajoutée que leurs pairs européens », explique Sylvain Chevallier, associé chez Bearing Point. Si la bataille commerciale est réelle entre les trois opérateurs, l’Etat veille toutefois au grain. Si le gouvernement prône une modération des tarifs pour que le plus grand nombre ait accès aux services télécoms – les frais d’itinérance mobile seront supprimés d’ici à la fin de l’année -, pas question de tomber dans une guerre des prix qui pourrait obérer la capacité d’investissement. China Mobile et ses deux concurrents ont une mission d’aménagement numérique du territoire, et elle est considérable dans un pays aussi vaste. Tous les cinq ans, le ministère de l’Industrie et des Technologies de l’information, qui nomme et révoque les patrons des opérateurs, définit un plan stratégique qui fait office de politique industrielle.
Les investissements sont colossaux. Sur la période 2010-2015, les montants s’élevaient à 1.900 milliards de yuans (245 milliards d’euros) ; pour le quinquennat en cours, la facture atteint 2.000 milliards de yuans. Parmi les objectifs fixés figurent notamment la poursuite de la couverture du pays en 4G, notamment dans les zones rurales, et l’accélération du déploiement de la fibre optique.
L’accent est aussi mis sur la préparation des technologies du futur, notamment le passage à la 5G, qui doit multiplier par 100 les débits mobiles, favoriser le décollage de l’Internet des objets et donc l’édification de villes intelligentes. Les voisins coréen et japonais ont pris de l’avance : ils ont prévu des tests grandeur nature pour 2018 et 2020 (à l’occasion des JO d’hiver et de la Coupe du monde de foot). Pas question pour la Chine de se faire distancer. China Mobile a fait des tests cette année et donné rendez-vous en 2020 pour ses premières installations. « Cela pourrait aller plus vite, estime Frédéric Pujol. L’écosystème télécoms est riche. Des équipementiers comme Huawei et ZTE travaillent aussi d’arrache-pied pour définir les futurs standards technologiques. »
Si le pays avait été freiné dans le déploiement de la 3G compte tenu de normes techniques différentes de celles du monde occidental, il a depuis rattrapé son retard dans la 4G et pourrait bien s’afficher comme l’un des grands leaders technologiques avec l’arrivée de la 5G. China Mobile pourra alors continuer à régner sur les télécoms mondiales, et ses actionnaires encaisser de juteux dividendes.