La crise de la dette grecque nous fournit une nouvelle illustration du pouvoir de persuasion et de destruction de Wall Street, même si la fameuse ‘Street’ reste la grande absente de la plupart des comptes-rendus. La crise s’est durcie il y a de nombreuses années déjà lorsque Goldman Sachs a passé un accord avec la Grèce, accord élaboré par l’actuel directeur général de Goldman, Lloyd Blankfein.
Blankfein et son équipe chez Goldman ont aidé la Grèce à cacher la véritable ampleur de sa dette et dans le même temps en ont pratiquement doublé le montant. Et exactement comme cela s’est passé pour la crise des subprimes aux États-Unis et pour la situation critique de nombreuses villes américaines, les prêteurs prédateurs de Wall Street ont joué un rôle prépondérant même s’il est peu reconnu.
En 2001, la Grèce était en quête de moyens pour dissimuler ses problèmes financiers croissants. Le Traité de Maastricht exigeait de tous les États membres de la zone euro qu’ils montrentt une amélioration de leurs finances publiques, mais la Grèce marchait dans la direction opposée. C’est alors que Goldman Sachs vint à sa rescousse en accordant un prêt secret de 2,8 milliards d’euros à la Grèce, maquillé en « trocs de devises » hors bilan – une transaction compliquée qui convertissait la dette en devises étrangères de la Grèce en obligations en devise nationale, en recourant à un taux de change de marché fictif.
Cet accord eut pour résultat de faire disparaître comme par magie 2 % de la dette de la Grèce de ses comptes nationaux. Christoforos Sardelis, qui était alors le chef de l’Agence grecque pour la gestion de la dette publique, décrivit ultérieurement la transaction au magazine Bloomberg Business comme étant une « histoire particulièrement sexy entre deux pécheurs. »
Pour les services rendus, Goldman reçut un montant colossal de 600 millions d’euros (793 millions de dollars), selon Spyros Papanicolaou, qui succéda à Sardelis en 2005. Cette somme représente environ 12 % des revenus de Goldman générés par sa grosse unité de banque commerciale et de placements en 2001 – qui enregistra un chiffre d’affaires record cette année-là. L’unité était alors dirigée par Blankfein. Mais, ensuite, l’accord a tourné court. Après les attaques du 11 septembre, les rendements obligataires chutèrent avec, comme conséquence pour la Grèce, une gigantesque perte en raison de la formule utilisée par Goldman pour calculer les remboursements de la dette du pays dans le cadre d’un troc. Dès 2005, la Grèce devait presque le double de ce qu’elle avait engagé dans l’accord, propulsant sa dette hors bilan de 2,8 milliards d’euros à 5,1 milliards d’euros. En 2005, l’accord fut restructuré et la dette de 5,1 milliards d’euros verrouillée. Peut-être, n’est-ce pas un hasard, Mario Draghi, actuellement à la tête de la Banque centrale européenne et protagoniste important dans le drame que traverse la Grèce pour le moment, était alors le directeur de la division internationale de Goldman.
La Grèce n’était pas la seule à avoir commis une faute. Jusqu’à 2008, les règles comptables de l’Union européenne permettaient aux États membres de gérer leur dette par le biais de swaps hors taux du marché, encouragés en cela par Goldman et d’autres banques de Wall Street. À la fin des années 90, JP Morgan avait permis à l’Italie de cacher sa dette en changeant des devises à un taux favorable engageant ainsi l’Italie à des paiements ultérieurs qui n’apparaîtraient pas dans ses comptes nationaux comme étant un passif futur. Cependant, la Grèce était dans une situation plus mauvaise et Goldman était l’acteur offrant le plus de possibilités. Il est indubitable que la Grèce pâtit de ces longues années durant lesquelles les plus nantis se sont rendus coupables de corruption et d’évasion fiscale. Mais Goldman n’a pas été un spectateur innocent : la banque a gonflé ses bénéfices en exploitant la Grèce au maximum – et entraînant avec elle une bonne partie de l’économie mondiale. D’autres banques de Wall Street ont fait de même. Lorsque la bulle a éclaté, tous ces effets de levier ont mis l’économie mondiale à genoux.
Et alors même que l’économie mondiale était en train de se remettre des abus de Wall Street, Goldman présenta un autre montage à la Grèce. Au début du mois de novembre 2009, soit trois mois avant que la crise de la dette du pays ne soit connue du monde entier, une équipe de Goldman proposa un instrument financier qui allait permettre de remettre à un avenir très lointain le coût du système de soins de santé de la Grèce. Mais, cette fois là, la Grèce n’a pas mordu à l’hameçon.
Comme nous le savons, Wall Street fut renflouée par les contribuables américains. Et dans les années qui suivirent, les banques renouèrent avec les bénéfices et remboursèrent leurs emprunts. Les titres bancaires grimpèrent en flèche. Le titre Goldman se négociait à 53 dollars en novembre 2008, et sa valeur avait dépassé les 200 dollars. Les dirigeants de Goldman et d’autres banques de Wall Street ont perçu des salaires colossaux et obtenu d’importantes promotions. Blankfein, qui est maintenant le directeur général de Goldman, a empoché 24 millions de dollars ne serait-ce que l’an dernier. Pendant ce temps, le peuple grec se démène pour acheter des médicaments et de la nourriture.
Nous pouvons retrouver des analogies ici, aux États-Unis, en commençant par les prêts usuriers accordés par Goldman, par d’autres grandes banques et par les sociétés financières avec lesquelles ces banques étaient associées dans les années qui ont précédé la faillite. Aujourd’hui, tandis que les banquiers passent des vacances dans les Hamptons, des millions d’Américains continuent d’être aux prises avec les soubresauts de la crise financière en termes de perte d’emplois, d’économies et de logements. Pendant ce temps, dans toute l’Amérique, des villes et des États ont été obligés de réduire des services essentiels parce qu’ils avaient été piégés dans des accords de ce type qui leur avaient été vendus par des banques de Wall Street. Bon nombre de ces accords comportaient des trocs analogues à ceux que Goldman a vendus au gourvernement grec.
Et à l’instar des promesses faites au gouvernement grec, Goldman et les autres banques avaient assuré aux villes que les trocs ne leur permettraient d’emprunter à moindre coût que si elles avaient recours aux obligations traditionnelles à taux fixe – tout en minimisant les risques qu’elles encouraient. Dès lors, lorsque les taux d’intérêt plongèrent rendant les trocs bien plus onéreux, Goldman et les autres banques refusèrent que les villes refinancent leur dette sans avoir au préalable payé des frais considérables pour résilier les accords.
Il y a trois ans, le Detroit Water Department a dû payer à Goldman et à d’autres banques des amendes à hauteur de 547 millions de dollars pour résilier des trocs de taux d’intérêt très coûteux. Quarante pour cent des factures d’eau de Detroit servent encore à apurer les amendes. Les résidents de Detroit dont l’eau a été coupée parce qu’ils sont dans l’incapacité de payer n’imaginent pas un seul instant que les responsables sont Goldman et d’autres grandes banques. De même, le système éducatif de Chicago – dont le budget a déjà été réduit au minimum – doit payer plus de 200 millions de dollars d’amendes de résiliation d’un accord avec Wall Street aux termes duquel les écoles de Chicago devaient payer 36 millions de dollars chaque année en trocs de taux d’intérêt.
Un contrat comportant des trocs de taux d’intérêt que Goldman a conclu avec Oakland, en Californie, il y a plus de dix ans, a fini par coûter environ 4 millions de dollars par an à la ville mais Goldman a refusé à Oakland de se retirer du contrat à moins de payer des pénalités de rupture de contrat s’élevant à 16 millions de dollars – ce qui a incité l’administration de la ville à voter une résolution visant à boycotter Goldman. Obligé de répondre à des questions à ce sujet lors d’une réunion des actionnaires, Blankfein expliqua que déchirer un contrat en cours de validité allait à l’encontre des intérêts des actionnaires.
Goldman Sachs et les autres énormes banques de Wall Street réussissent remarquablement à vendre des accords complexes en exagérant leurs avantages et en minimisant les coûts et risques qui y sont associés. C’est de cette manière qu’ils empochent des honoraires faramineux. Lorsqu’un client se trouve en difficulté – qu’il s’agisse d’un petit propriétaire américain, d’une ville américaine, ou de la Grèce – Goldman se dérobe et se retranche derrière des formalités juridiques et les intérêts des actionnaires.
Bien sûr, les emprunteurs qui ont des difficultés sont rarement irréprochables : ils ont trop dépensé et ils ont été suffisamment crédules ou stupides pour croire aux boniments de Goldman. La Grèce a provoqué ses propres problèmes, comme l’ont fait de nombreux propriétaires de logements américains et beaucoup de villes d’Amérique.
Mais dans tous ces cas, Goldman savait exactement ce qu’elle faisait. Elle en savait plus sur les véritables risques et coûts des accords qu’elle proposait que ceux qui les ont acceptés. « C’est une question de moralité, » a dit l’actionnaire lors de la réunion de Goldman au cours de laquelle Oakland a comparu. Exactement.