QUOI DE TEL qu’une odeur de soufre pour lancer la rentrée littéraire ? Avant même la parution des livres de l’automne, une polémique oppose une journaliste de Gala, Séverine Servat de Rugy, épouse du président de l’Assemblée nationale française, François de Rugy, à la romancière Emilie Frèche, qui publie fin août Vivre ensemble aux éditions Stock. La première reproche à la seconde de « porter atteinte à sa vie privée, et à celle du fils qu’elle a eu avec Jérôme Guedj ». Or Emilie Frèche est aujourd’hui la compagne de l’ancien député PS de l’Essonne, et son roman porte sur les familles recomposées.
L’affaire défraie actuellement la chronique en France. Après avoir obtenu un encart précisant qu’il s’agissait bien d’une « œuvre de fiction », Séverine Servat de Rugy a toutefois renoncé à demander l’interdiction du livre. Un exemple parmi d’autres d’une tendance à la judiciarisation ? Avec la floraison de romans plus ou moins autobiographiques, ou mettant en scène des personnalités connues, les procès pour atteinte à la vie privée se multiplient ces dernières années. En voici cinq exemples.
« Fragments d’une femme perdue »
Le roman de Patrick Poivre d’Arvor paru en 2009 dépeint l’histoire d’amour entre Alexis et Violette. L’héroïne est « ce qu’on appelle une femme fatale : singulièrement belle, vénéneuse, fragile, cruelle, insaisissable », selon le site Babelio, « et ceux qui prennent le risque de l’adorer sont en danger – après avoir été en extase ». Voilà pour la version édulcorée : ladite femme fatale y est également traitée de « pute » ou de « traînée ».
L’ancienne compagne de l’ex-présentateur du 20 heures de TF1 n’a pas du tout apprécié cette fiction où elle s’est reconnue trait pour trait. Se sentant doublement pillée, elle porte plainte pour « atteinte à l’intimité de la vie privée », mais aussi pour « contrefaçon ». Il a été jusqu’à reproduire, accuse-t-elle, documents à l’appui, ses lettres d’amour et ses textos.
Quant aux similitudes entre l’héroïne de fiction et son inspiratrice de chair et de sang, son avocate en trouvera vingt et une : « même écart d’âge – 25 de moins que le héros -, même bague, même enfance, même passage à l’hôpital pour même infection, même passion pour Henry Miller, mêmes voyages, etc. », note encore Télérama. La plaignante réclame donc « 150 000 euros de dommages et intérêts, l’interdiction de la sortie en poche du livre, ainsi que l’interdiction d’adaptation cinématographique ».
La décision de justice. « Les procédés littéraires utilisés ne permettent pas au lecteur de différencier les personnages de la réalité, de sorte que l’œuvre ne peut être qualifiée de fictionnelle », estime le tribunal de grande instance de Paris. Patrick Poivre d’Arvor est donc condamné à payer 25 000 euros de dommages et intérêts à la jeune femme, ainsi que 8 000 euros couvrant les frais de justice et de publication du jugement dans deux journaux. « Mais la décision la plus grave et la plus rare sur le plan judiciaire est l’interdiction de toute nouvelle réimpression du roman », remarque Le Figaro.
« Colères » de Lionel Duroy
C’est un roman. Les fictions fleuves de l’ancien journaliste de Libération puisent dans les naufrages familiaux. Après avoir conté son enfance au milieu de dix frères et sœurs et de parents fantasques dans Le Chagrin, le narrateur déroule dans Colères (Robert Laffont, 2011) la rupture avec son fils « David », dépeint en drogué. Le fils de Lionel Duroy, Raphaël dans la vraie vie, porte plainte pour atteinte à la vie privée. Il fait valoir que son père va jusqu’à insérer en page 29 de son livre un mail qu’il lui a réellement envoyé (« Tu vas pouvoir assumer ton fils camé tranquillement », y écrit-il). Le jeune homme demande alors « 25 000 euros aux éditions Robert Laffont et l’interdiction du livre. Sa destruction, donc. Sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard ».
Le 23 mai 2013, la maison d’édition Robert Laffont est condamnée à verser à Raphaël Duroy 10 000 euros de dommages et intérêts pour atteintes à sa vie privée. « Nombreuses et au centre de la moitié de la première partie de l’ouvrage, celles-ci mettent à nu l’intimité de la construction, depuis sa naissance, d’un jeune homme de 27 ans », souligne le tribunal de grande instance de Paris.
« Les Petits », de Christine Angot
La prêtresse de l’autofiction se nourrit de ses rencontres et n’en fait pas mystère. Les modèles de ses héros sont parfois célèbres : dans le roman Le Marché des amants, elle narre ainsi ses amours, détails crus à l’appui, avec le rappeur Doc Gynéco. Dans le suivant, Les Petits (Flammarion, 2011), elle met en scène une certaine « Hélène », compagne d’un musicien martiniquais du nom de Billy, en manipulatrice « toute puissante ». Les cinq enfants sont « instrumentalisés », le couple devient un enfer sous l’effet de la colère permanente de la mère.
En réalité, « Billy » est le nouveau compagnon de Christine Angot, et « Hélène », son ex-compagne, s’appelle Élise Bidoit. « Elise identifiable, la frontière se fait mince entre fiction et ingérence dans la vie privée d’autrui », écrit L’Obs, dans un article intitulé « Comment Christine Angot a détruit la vie d’Élise B ». La jeune femme porte plainte pour atteinte à la vie privée. « À la parution de son livre, j’ai tenté de mettre fin à mes jours. Tout est vrai dans son livre, c’est ma vie. Elle veut ma mort, détruire mes enfants », confiera-t-elle. Elle réclame 200 000 euros de dommages et intérêts.
Le 27 mai 2013, le tribunal de grande instance de Paris ordonne à Christine Angot de verser 40 000 euros de dommages et intérêts à Élise Bidoit. La multitude de détails donnés dans le livre lève « dans l’esprit du lecteur tout doute sur l’enracinement dans la réalité du récit ». La justice retient comme une sorte de « circonstance aggravante », le fait qu’Élise Bidoit avait déjà protesté contre le précédent livre de Christine Angot, manifestant ainsi « son opposition à toute utilisation, par cet auteur, d’éléments de sa vie privée ». Elle n’avait pas, cette fois-là, porté plainte (une transaction à l’amiable avait été conclue).
« Belle et bête » de Marcela Iacub
Mêlant fiction et réalité, l’auteure raconte sa liaison avec Dominique Strauss-Kahn dans ce livre publié par les éditions Stock en février 2013. Elle décrit sans fard les fantasmes de son amant (non nommé), « mi-homme mi-cochon ». « Il lèche beaucoup les oreilles, adore enduire sa partenaire de confiture (à l’orange) avant de la lécher (encore), tombe littéralement en extase après avoir monologué sur les attraits de sa truie (sic) », résume Le Point.
Nommé ou pas, Dominique Strauss-Kahn assigne en référé Marcela Iacub et la maison d’édition pour « atteinte à la vie privée », avant même la parution du livre. Il réclame100 000 euros de dommages et intérêts solidairement à Marcela Iacub et à Stock, et la même somme au Nouvel Observateur pour avoir publié en avant-première les bonnes feuilles de l’ouvrage. Il demande aussi l’insertion d’un encart dans le livre mentionnant que Belle et bête porte atteinte à sa vie privée.
Le 26 février 2013, le tribunal de grande instance de Paris ordonne que l’encart soit inséré dans l’ouvrage, comme le voulait le plaignant. Ce qui oblige Stock à retarder la mise en vente de dizaines de milliers d’exemplaires. Marcela Iacub et sa maison d’édition doivent, en outre, verser 50 000 euros de dommages et intérêts à l’ancien patron du FMI, et Le Nouvel Observateur 25 000 euros.
« La Ballade de Rikers Island » de Régis Jauffret
Le nom de Dominique Strauss-Kahn (encore lui) n’apparaît pas dans le roman, mais le sujet ne prête pas à ambiguïté. Parue en janvier 2014 au Seuil, La Ballade de Rikers Island déroule sur 400 pages l’affaire du Sofitel de New York. On y voit le « président d’une institution financière internationale » être « accusé de viol par une femme de chambre », qui est, elle, nommée : Nafissatou Diallo.
L’ancien directeur général du FMI porte plainte pour « diffamation », qualifiée d’« effroyable ». Il n’accepte pas que l’écrivain qualifie de « scène de viol » la relation sexuelle entre lui et Nafissatou Diallo. Or, précise Télérama, « la justice américaine n’a jamais condamné DSK pour viol, puisque celui-ci a obtenu le désistement de la plaignante au civil, à la suite d’une transaction financière ». L’ancien maire de Sarcelles demande 50 000 euros.
« Il ne saurait suffire, pour prétendre échapper à toute condamnation, de s’abriter sous la qualification expresse de roman », tranche le tribunal correctionnel de Paris. Le 2 juin 2014, Régis Jauffret est condamné à une amende de 1 500 euros avec sursis, ainsi qu’à 10 000 euros de dommages et intérêts au titre du préjudice moral pour certains passages de son ouvrage et à 5 000 euros pour des propos tenus à la radio pendant la promotion de son livre. Le tribunal interdit aussi toute nouvelle édition du roman comportant les passages jugés diffamatoires. L’écrivain fait appel, en vain : le 11 mai 2017, la cour d’appel de Paris confirme le jugement de première instance.