Cette mission doit être secrète pour être efficace. Hors de question de laisser fuiter la moindre information sur ces réunions confidentielles destinées à unir sur la Toile les trois ennemies d’hier, TF1, France Télévisions et M6. Trop de tentatives se sont déjà soldées par des échecs en raison d’indiscrétions ou de coups bas. En cette fin du mois d’avril 2018, trois petites équipes, façon commandos, sont mandatées discrètement par leurs patrons respectifs – Gilles Pélisson, Delphine Ernotte et Nicolas de Tavernost – pour se retrouver chaque après-midi dans la tour de verre de la première chaîne française, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine).
L’heure de la révolte contre les américains Netflix mais aussi Google, Amazon ou Apple a enfin sonné. Christine Bellin, directrice de la stratégie et du développement de TF1, accueille les troupes de Stéphane Sitbon, directeur du cabinet de la présidence de France Télévisions, et de Thomas Follin, directeur adjoint chargé des activités de distribution à M6. Le trio essaie de relancer un projet souvent tenté par le passé mais toujours avorté, un service de vidéo à la demande (SVOD) sur Internet capable de rivaliser avec les géants du Net. Le PAF contre-attaque !
Apple et Disney en embuscade
En quelques années, les modes de consommation ont rapidement basculé du petit écran vers la Toile. Selon l’Arcep, le gendarme des télécoms, Netflix représentait déjà la deuxième source de trafic de la totalité d’Internet en France à la fin 2017, après Google. Alors que ses abonnés pesaient pour 9 % du Web hexagonal en 2016, le groupe de Los Gatos, en Californie, a encore grossi pour atteindre 15 %, et cette progression ne semble guère s’essouffler, soutenue par l’appétit des plus jeunes pour les séries comme La Casa de papel ou Stranger Things.
Pire encore, en 2019, d’autres acteurs très puissants et jusqu’ici tapis dans l’ombre, devraient débarquer en force. Le groupe Disney, avec ses super-héros Marvel, ses dessins animés Pixar et sa saga Star Wars, prévoit d’avoir son offre de SVOD, tout comme Apple qui s’est déjà adjoint les services du réalisateur Steven Spielberg et des actrices Jennifer Aniston et Reese Witherspoon, afin de produire des films et des émissions… Devant l’invasion des Yankees, le petit écran craint l’effritement de son audience et l’affaissement de ses revenus publicitaires au cœur de son activité économique. Il faut réagir ou périr.
En six semaines, soirées et week-ends compris, entre le mois d’avril et le début de juin 2018, les agents de la task force arrivent à s’entendre sur un projet commun. Ils parviennent à réaliser en quarante-deux jours ce que dix ans de négociations n’avaient pu faire. « Enfin ! Les voilà en train d’avancer sur le pont du navire, prêts à se jeter à l’eau, le sabre dans le dos, dans une eau glacée remplie de requins, décrypte Laurent Sorbier, ancien directeur général de la start-up MySkreen et aujourd’hui conseiller du président de Onepoint. Même si cela arrive tard, c’est une bonne nouvelle, car l’immobilisme et l’absence de coopération n’étaient plus des options. »
Cette plateforme, dont la commercialisation est prévue l’an prochain après l’aval des autorités de Bruxelles, sera proposée à différents tarifs. Celui de base, publicités incluses, donnera accès aux programmes en direct mais aussi aux émissions et documentaires à revoir en différé (jusqu’à 30 jours), tandis qu’un prix plus élevé permettra d’accéder à des séries françaises ou européennes et à des contenus exclusifs. Il restait encore à trouver un nom. Dans le portefeuille des marques disponibles, l’une d’entre elles, détenue par France Télévisions, retient l’attention : « Salto ».
Manque de chance, selon nos constatations, Salto.fr n’était pas disponible – un exemple type de « cybersquattage » – et il a donc fallu le récupérer. France Télévisions, bien que détenteur de la marque Salto depuis 2013, n’avait pas vu que le nom de domaine Salto.fr était déjà enregistré par une entreprise basée au Royaume-Uni, Jump Limited, depuis 2010. Selon nos informations, cet oubli a coûté 10 000 euros au groupe public, qui a dû racheter l’adresse précipitamment.
« Salto », le mot italien se veut aussi l’acronyme de l’anglais « simple all together – simple et tous ensemble ». Tout un symbole. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. Retour en 2008. Chaque lundi matin, Nonce Paolini, alors dirigeant de TF1, organise sa réunion stratégique. Plusieurs équipes sont convoquées. La première représente les offres de télévision de rattrapage gratuites, financées par la publicité, tandis que la seconde est spécialisée dans le payant avec des films de cinéma et des séries en location. Laquelle des deux approches va être retenue sur Internet ? Cette année-là, outre-Atlantique, les grands studios hollywoodiens également propriétaires de chaînes – Disney, NBCUniversal, 21th Century Fox – s’associent dans une offre gratuite au sein de Hulu, afin de contrecarrer la montée en puissance de YouTube. Et, au Royaume-Uni, la BBC, Channel 4 et ITV cherchent à mettre sur pied une société commune, Kangaroo, pour proposer plus de 10 000 heures de programmes.
Les annonceurs privilégient désormais Internet
En France, la Une entame alors des discussions avec son ennemi de toujours, M6, pour créer M1. « Très vite, les équipes de la télévision de rattrapage ont pris la main sur ce projet, se souvient Pascal Lechevallier, à l’époque responsable de MyTF1Vod, le service de vidéo payant. Mais les discussions ont rapidement achoppé. » La question du contrôle de la régie publicitaire devient un élément de blocage. Pas question de laisser le cœur du modèle économique entre les mains de son concurrent. L’estocade est portée par M6. Le groupe dévoile, durant les discussions, M6Replay, pour revoir les émissions en différé, et suscite l’ire des dirigeants de TF1. « Nous avons aussitôt mis fin aux négociations », raconte Pascal Lechevallier.
Aujourd’hui, tout a changé. L’an dernier, les dépenses des annonceurs sur Internet ont dépassé celles consacrées à la télévision et les groupes audiovisuels ont désormais bien plus à craindre de Facebook et de Google que de leurs concurrents directs. Avec l’émergence des géants d’Internet, une autre barrière, réglementaire cette fois, s’effondre.
Longtemps, en Europe, les autorités de la concurrence ont estimé que le rapprochement sur la Toile des grands médias traditionnels présentait un risque d’hégémonie. Des projets britanniques et allemands – Kangaroo ou Amazonas – ont ainsi été bloqués. Cet argument semble ne plus tenir. Du coup, tout se décoince.
Au Royaume-Uni, les ennemies d’hier que sont la BBC, ITV et Channel 4 ont annoncé le mois dernier la création de Freeview. En Espagne, les chaînes RTVE, Atresmedia et Mediaset ont commencé à tester Lovestv, tandis qu’en Allemagne ProSiebenSat.1 et Discovery se sont alliées. « Ces accords concernent uniquement des acteurs locaux dont aucun n’a d’influence en dehors de ses frontières, constate Patrick Holzman, ancien dirigeant de Canalplay et cofondateur de Blackpills, producteur de formats courts sur le Web. Leur réaction est trop tardive et trop timide. En face, Netflix, Apple, YouTube… voient l’Europe comme un marché clef unique dans lequel ils peuvent s’imposer et trouver un relais de croissance. »
Salto moqué sur la Toile
Sauf que, dans cette guerre de l’image, le contenu des programmes est primordial. Impossible de rivaliser avec la capacité d’investissement des Américains qui mettent chaque année plusieurs milliards de dollars sur la table. À lui seul, Netflix va dépenser 8 milliards de dollars cette année quand le trio tricolore prévoit seulement 50 millions d’euros pour Salto, avec des séries et des créations essentiellement françaises et européennes. Un côté « petit bras » qui suscite l’ironie des internautes raillant la riposte française constituée de séries comme Camping Paradis, Louis la Brocante, Joséphine, ange gardien ou Inspecteur Derrick. « Je trouve dommage de parier sur l’échec de cette initiative qui n’a même pas encore vu le jour, répond la députée Aurore Bergé, porte-parole de la République en marche et membre de la commission des Affaires culturelles à l’Assemblée. Il faut plutôt s’en féliciter. »
La rapporteure de la mission d’information sur une nouvelle régulation audiovisuelle à l’ère numérique travaille sur une loi pour 2019. Dans ce cadre, elle milite, notamment, pour la levée de l’interdiction de la publicité à la télévision pour des secteurs comme le cinéma. Un tel cadeau, de 20 à 70 millions d’euros essentiellement au profit de TF1 et de M6, valait bien un effort des deux chaînes privées pour s’allier à France Télévisions.
Reste que beaucoup de questions sont aujourd’hui sans réponses. Au-delà du feu vert de Bruxelles, nul ne sait quelle plateforme technique va être choisie ni quelle sera la gouvernance de Salto. Mais qu’importe. L’effort de TF1 et de M6 a déjà permis de réaliser une belle annonce pour ce saut acrobatique dont on attend encore une bonne réception… sur les deux pieds.