La haine peut-elle être un argument politique ? La question mérite qu’on se la pose, à lire les épîtres de saint François Ruffin à Emmanuel Macron. Et à suivre le feuilleton sinistre des violences verbales, matérielles et parfois physiques qui ont embrasé les diverses manifestations des «gilets jaunes».
On ne présente plus François Ruffin, cet infatigable défenseur de la «France d’en bas» – formulation dont la condescendance paternaliste semble échapper à beaucoup de nos concitoyens -, il fait très bien tout seul son autopromotion. Disons simplement que le député de la Somme aime «les gens», qui le lui rendent bien. Il ne cesse d’en donner des preuves. D’ailleurs sur la page d’accueil de son journal, Fakir, ne lit-on pas cette touchante invite: «Et la tendresse, bordel !» ?
Petit rappel.
La première de ces «lettres ouvertes» parut au lendemain du débat télévisé entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron. Elle commençait, choix notable, par une citation : les mots par lesquels la présidente du FN (devenu depuis Rassemblement national) ouvrit ce débat.
Le futur député de la France insoumise y reconnaissait ses propres reproches à Emmanuel Macron, à qui d’emblée il fit grief d’afficher une indifférence méprisante au propos de la cheffe de l’extrême droite. Puis pas moins de douze fois, François Ruffin martelait : «Vous êtes haï.» A deux reprises, trois fois la formule était répétée, telle une malédiction.
Avec une joie mauvaise, et anticipant des violences (espérées ?) lors de la manifestation suivante, la seconde missive, publiée dans Libérationle 27 novembre dernier, sonnait l’hallali : «Samedi dernier, surtout, qu’est-ce qui rassemblait les «gilets jaunes» ? Qu’est-ce qui les unissait, bien plus que le gazole ? Qu’est-ce qui, par-delà mille différences, leur faisait un trait commun ? Vous. L’aversion que vous provoquez. Et ça se comprend. Vous avez déchiré le contrat social. Vous déchirez la France.»
Passons sur la grandiloquence de la prose. Drapé dans l’honneur du «peuple blessé» dont il se fait le héraut (et le héros), un élu de la République évoque, sans honte, après la «haine», «l’aversion» que «provoque» le Président – «déjà haï» avant même son élection, écrivait-il en mai.
Ruffin veut, enjeu visiblement plus important à ses yeux que toute autre considération, le départ d’Emmanuel Macron. Ceint de l’écharpe tricolore, il le réclame devant l’Élysée le 2 décembre. Départ «à pied, à cheval, en voiture ou en trottinette». Le reste (les diverses revendications des «gilets jaunes», et surtout les frustrations qu’elles expriment) ? Un formidable tremplin, pour faire aboutir le slogan «Macron, démission !» abondamment relayé ces jours derniers.
On ne discutera pas ici des analyses socio-économiques du député Ruffin, mais de ce qui, grimé en inquiétude pour le pays, les fonderait selon lui quasi ontologiquement : une hostilité radicale, rapportée à quelque chose qui, comme une odeur infecte, émanerait de la personne même d’Emmanuel Macron.
Car Ruffin, contrairement par exemple à Zola intitulant Mes haines un recueil de chroniques, ou à Pasolini revendiquant sa «haine mythique, ou, si vous préférez, religieuse» pour la bourgeoisie, ne se présente pas en sujet, mais en messager vertueux de cette haine, dont l’objet qui la «provoque» serait la source exclusive.
Il n’écrit pas : «Je vous hais», ni «le peuple vous hait», mais, en ritournelle délétère, «vous êtes haï», car vous «provoquez l’aversion». Autrement dit : l’objet «haï» l’est par sa nature propre, et les haineux sont en saine position de légitime défense. Ainsi la haine, de passion toxique d’élimination de l’autre, passe-t-elle pour un argument politique quasi évangélique («A bon entendeur…»)
Rhétorique inquiétante. Dont la logique fait des (intrinsèquement) mauvais objets – juifs, homosexuels, étrangers, bien d’autres encore, mais aussi individus pris en grippe pour ce qu’ils sont, ou représentent –, les fauteurs de la haine que leur vouent les braves gens. Qui ignore ce que donne politiquement pareille cristallisation sur une figure à exécrer ? Cela devrait engager à plus de prudence dans l’expression.
Jean-Luc Mélenchon de son côté s’est réjoui le 1er décembre d’un «jour historique» qui a vu l’«insurrection citoyenne» faire «trembler la macronie et le monde du fric».
Devant l’image de Marianne visage fracassé dans l’Arc de triomphe, on se prend à douter du sens des mots : insurrection «citoyenne» ? Vraiment ? Ou haine – de la République ?
J’ai honte pour eux.