Dans les grandes familles du Nord, les crises sont rarement exposées au grand jour. Pourtant Matthieu Leclercq, président du Conseil de surveillance de Décathlon et par ailleurs, fils du fondateur de Décathlon Michel Leclercq, a claqué la porte il y a quelques jours. D’habitude, dans les grandes familles du Nord, ce genre de crise, se règle dans la discrétion la plus totale. Mais cette fois-ci, Matthieu Leclerq a décidé de partager avec le top management de cette enseigne 11 milliards d’euros de chiffre d’affaires.
Les raisons de son départ
Dans une lettre que Challenges s’est procuré, il évoque très ouvertement son malaise : « Sur les 18 derniers mois, je n’ai pas eu la liberté de choisir mes conseillers et avec les contre-performances de début d’année, la relation avec les représentants de nos actionnaires ne s’est pas améliorée ». Il poursuit : « À l’occasion du renouvellement de mon mandat qui se termine fin juin, j’ai donc décidé de ne pas me présenter pour un nouveau mandat de président ».
Pour rappel, en 2016, Décathlon a enregistré des performances records en franchissant la barre des 10 milliards d’euros de chiffre d’affaires, pour 570 millions d’euros de résultat net. La valeur de l’action Décathlon est estimée en croissance de 15,5 %, la plus forte progression de ces dix dernières années. Le groupe Décathlon a prévu de s’implanter aux États-Unis, en commençant par la Californie l’an prochain. Ce projet, étudié très sérieusement, permettrait à l’enseigne de faire un retour dans ce pays abandonné en 2006 et d’atteindre 2 000 magasins en 2019.
Innovation de rupture, marques propres, prix agressifs, salariés jeunes : grâce à ses quatre ingrédients, le géant français du sport, cette année quadragénaire, ne s’est jamais aussi bien porté. L’innovation est dans les gènes de l’enseigne, et c’est une des clés de son succès en France et dans le monde.
D’année en année, Décathlon franchit de nouveaux records. Jamais ce géant du sport, qui appartient à la galaxie Mulliez (Auchan, Kiabi, Leroy Merlin…), ne s’est aussi bien porté. « Ce sont les meilleurs résultats depuis plus de dix ans », confirme Bertrand Gobin, auteur de La Face cachée de l’empire Mulliez. En 2015, ses ventes ont dépassé les 9 milliards d’euros, soit 1 milliard de plus qu’en 2014. Mieux, son résultat net s’est envolé de 31 %!
Rentabilité comme celle de LVMH
Gérée au cordeau, l’enseigne fondée par Michel Leclercq il y a tout juste quarante ans affiche une rentabilité équivalente à celle de LVMH. « Décathlon a un formidable dynamisme qui se concrétise surtout à l’étranger », salue André Ségura, directeur du groupe Go Sport. Grâce à sa kyrielle de marques propres (Quechua, Kipsta, Nabaiji), l’entreprise est à la fois concepteur et distributeur. Comme Ikea dans le meuble, elle maîtrise toute la chaîne de valeur et peut baisser chaque année certains prix.
L’année dernière, le prix moyen d’un article était de 14,51 euros, soit 68 centimes de moins qu’en 2014. Pour y parvenir, Décathlon a organisé ses marques par grands univers, avec comme objectif de « limiter drastiquement le nombre d’intermédiaires », rappelle Bertrand Gobin. Ensuite, les frais de marketing et de publicité sont très faibles par rapport aux grands équipementiers sportifs : « La marque Kalenji y consacre 0,7 % de son chiffre d’affaires, quand Nike en dépense 15 % », indique-t-on à Décathlon. C’est autant d’économies répercutées sur le prix de vente.
Enfin, l’entreprise nordiste pratique le « design to cost » : « Chaque année, nous faisons la chasse aux coûts sur chaque article en éliminant le superficiel pour ne garder que l’essentiel », résume Franck Harrold, le patron de l’innovation. En supprimant des coutures, un peu de tissu par-ci, par-là, et en réduisant la gamme de couleur, le sac à dos Quechua 10 litres a ainsi vu son prix passer de 6 à 4,95 euros, puis à 2,99.
Des efforts qui finissent par payer : l’an dernier, le nombre de passages en caisse a ainsi augmenté de quelque 15 600 clients par magasin (+ 7 %), ce qui a permis de vendre près de 18 millions d’articles supplémentaires.
Le tandem à la tête de Décathlon depuis février 2015, Michel Aballea et l’actionnaire Mathieu Leclercq, avait décidé de mettre le paquet sur la création de nouvelles marques propres et de mettre un terme aux magasins thématiques de pêche ou de nautisme, comme Cabesto, Terres & Eaux, et Ataos. Décathlon commercialise actuellement 25 marques maison et devrait ainsi rapidement monter à une trentaine. « Nous avons longtemps vécu dans une ambiance de compétition interne, note Franck Harrold. Désormais, nous cherchons à travailler davantage ensemble, surtout pour la recherche. »
L’idée sous-jacente? Sortir plus d’une dizaine d’innovations de rupture chaque année, contre quatre ou cinq seulement aujourd’hui, et réduire également le temps de développement. Un exemple? « La nouvelle valve de gonflage ultrarapide du matelas de camping pourra ainsi être exploitée pour le “stand up paddle” gonflable », illustre le patron de l’innovation. Si Decathlon peut pratiquer des prix très bas et financer une armée de 750 chercheurs dans son SportsLab, c’est aussi parce que l’exploitation des magasins est peu coûteuse. À commencer par les frais de personnel. Les vendeurs à Décathlon sont sportifs et jeunes. Donc… pas chers.
Un succès sans frontières
L’enseigne n’est pas seulement un succès en France. Décathlon fait partie avec Carrefour et Auchan des distributeurs français les plus implantés à l’international. Aujourd’hui, les ventes à l’international pèsent pour 65 % du total.
Elles croissent beaucoup plus vite qu’en France, où il n’y a pas eu de nouveau point de vente ouvert en 2015, contre 140 ouvertures nettes à l’étranger. C’est donc hors des frontières que Décathlon porte tous ses efforts, et notamment en Asie. D’ailleurs, l’ancien PDG du groupe Yves Claude, installé à Singapour, a été nommé pour diriger cette zone.
Rien qu’en Chine, l’an dernier, Décathlon a inauguré pas moins de 51 magasins et en comptait 166 fin 2015! Ce marché, où l’industrie des loisirs est en plein boom, devrait représenter 25 % du chiffre d’affaires d’ici à 2020. En juin, l’enseigne française a ouvert un magasin à Kinshasa (Show Pride, ex-GB).
Il n’y a qu’en Amérique du Nord que Décathlon n’arrive pas à poser ses valises. Cependant, après avoir ouvert au Mexique cette année, le groupe pourrait inaugurer le Canada en 2017. Une étape intermédiaire avant les États-Unis.