Émerger à l’africaine : quelle vision des élites ?

En externe, la réception de l’Afrique demeure ambiguë. Talonnant depuis cinq années une Asie du Sud et du Sud-Est dont la croissance se tasse à 6 % (4,8 % pour l’Afrique en 2016), les observateurs mentionnent nombre de problèmes structurels. Une croissance tirée par l’augmentation de la mobilisation d’une plus grande quantité de facteurs – capital, travail – mais avec une trop faible amélioration de leur productivité, une trop forte dépendance aux activités agricoles sous-qualifiées et aux activités extractives de rente, de surplus, mal négociées. Bref, cette Afrique-là cumulerait les problèmes de la partie enclavée de la Chine, de l’Inde rurale, et des petits pays d’Amérique du Sud !

Sans surprise, la partie « visible » du point de vue des élites africaines, celle audible en Occident, se positionne en réactivité à ce regard extérieur : lors de la Conférence de Berlin de juin 2015 relative aux objectifs du développement durable, cette Afrique en réaction s’est vue plaider l’augmentation de l’Aide publique au développement pour compenser les effets négatifs du changement climatique, le soutien – presque l’autorisation – à la renégociation des royalties avec les compagnies minières pour augmenter les ressources de l’Etat, la Banque mondiale y allant de sa leçon : accroître la productivité dans les services et dans l’agriculture pour lutter contre la pauvreté. Très bien pour la perception externe.

Mais retournons la positionnalité par une vision interne. Si les critiques sont fondées, pour autant à domicile une partie visionnaire des élites africaines a pris la mesure des enjeux et l’ensemble de la question de l’émergence à bras-le-corps. Pour une Afrique qui se fait confiance à elle-même, le continent n’est pas un problème, mais une partie de la solution mondiale !

•D’abord, dans une Afrique de 70 % de ruraux, le potentiel de révolution verte modernisée et écologique est énorme. La recherche et développement afro-centrée valorisera le potentiel de terres arables supplémentaires mondiales, qui se trouve en Afrique et dans une moindre mesure en Amérique latine. Ensuite, et plusieurs pays en Afrique au nord ou sud du Sahara s’y attellent, l’émergence passe par l’industrialisation. Avec un objectif : réussir l’arrimage à un pays de la frontière technologique, et sans doute un chemin : capitaliser sur les écosystèmes économiques et savoir-faire actuels. Et ce n’est pas « agriculture ou industrie » : les produits et savoir-faire de la manufacture assoient l’essor d’une agriculture moderne et diversifiée, une agriculture diversifiée stabilise les revenus locaux et libère des hommes pour la formation et les emplois manufacturiers.

•Second point, dans l’émergence, le marché local est à favoriser par rapport aux modèles d’exportation des théories du développement. Les théories du commerce international doivent être bien comprises : le potentiel de coopération inter-africaine est loin d’être optimisé et l’espace euro-méditerranéen doit s’étendre à l’Afrique subsaharienne avec des accords favorables à la protection de secteurs modernes naissants. Cet axe « Afrique – Méditerranée – Europe » doit connaître des relais plus nationaux d’entreprises et nous ne pouvons qu’espérer par exemple un axe fort Afrique de l’Ouest – Maroc – France, parmi d’autres.

•Troisième point, le minier et l’énergie. Renégocier les rentes et les rendre transparentes est un impératif ; sur le continent, quelques entreprises sont d’évidents « modèles », gages que c’est possible ; des initiatives de la société civile ou de parlementaires partout suivent. Mais surtout dans une économie mondiale qui se recompose, mines et énergies sont aujourd’hui stratégiques autant à l’aval qu’à l’amont : auprès des entreprises à fort contenu technologique. Dans la durée, et la Chine le démontre, c’est là encore un écosystème industriel diversifié qui les valorise le mieux. L’Afrique doit être exigeante avec elle-même et ses partenaires et imposer des « deals » ressources contre formation et implantations technologiques.

•Enfin, l’Afrique doit commencer par mobiliser ses propres fonds pour les garder sur le continent (aujourd’hui elle est financière nette du reste du monde). Les initiatives pullulent, du capital investissement aux fonds souverains aux marchés obligatoires destinés aux financements des infrastructures en passant par les bourses de valeurs et de places régionales à l’instar de Casablanca Finance City. Et ce n’est qu’un début avant de s’atteler, par exemple, à la titrisation des envois de fonds de la diaspora, la mobilisation des fonds de retraites ou des partenariats public/privé innovants, etc.

S’il reste d’évidents points durs sur le continent – mais n’est-ce pas le cas dans la plupart des économies émergentes et le doute n’est-il pas permis pour une classe de population de grands pays occidentaux ? -, nous sommes confiants dans le constat des initiatives.

L’enjeu véritable porte sur la continuité de la vision. Pas de la vision « externe », imprimée et distribuée dans les « Plans Emergence » à 2035, 2050 ou 2060 rédigés par des consultants externes, mais dans les visions politiques. Là aussi des stabilités se démontrent. Les modèles varient ? Tant mieux, car se testent plusieurs possibilités de « hypothèse chinoise par exemple en Éthiopie, de la « porte européenne » et du pont Europe-Afrique subsaharienne comme au Maroc par exemple, en passant par les liens stratégiques avec les Etats-Unis (Ghana, Kenya…) ou les arrimages « régionaux », qu’il s’agisse de l’Afrique australe ou du cas tout de même très particulier et asymétrique de la zone franc.

Le sentier est ardu, on l’imagine, – le changement climatique à prendre en compte aussi –, mais une partie des élites africaines entend bien démontrer que l’indépendance, encore plus que de multiplier les dépendances, résulte d’une real-politique certes, mais fondée sur l’indépendance intellectuelle.

Mamadou Lamine Diallo, député sénégalais, Joël Ruet, président de The Bridge Tank (Paris), Mohamed Soual, chief economist de l’Office chérifien des phosphates (Maroc).