«Avec notre expérience dans le matériel, le logiciel et les services, nous pensons qu’Apple est dans une position unique pour changer toute l’expérience de la carte de crédit d’ici à cinquante ans. » Tim Cook, le patron de la firme, qui vaut plus de 2 000 milliards de dollars en Bourse, affiche un sourire vorace lorsqu’il dévoile, fin mars 2019, sa première carte bancaire. Reconnaissable par son design en titane, cette « Apple Card » n’a pour l’instant été lancée qu’aux États-Unis, en partenariat avec la banque Goldman Sachs, attirant déjà 3,1 millions d’Américains. Mais elle devrait bientôt être disponible partout, même en France, où le PDG d’Apple dit chercher à s’associer à « une banque de détail particulièrement agile ».
De son côté, Google vient de s’associer avec la banque Citigroup pour proposer des comptes bancaires, tandis que Facebook unifie son système pour transférer de l’argent entre utilisateurs de Messenger et d’Instagram et qu’Amazon travaille sur une technologie qui permettra de payer avec la paume de sa main dans ses supermarchés.
Autant d’innovations qui s’ajoutent à tous les services de paiement – souvent désignés par le mot « Pay » – déjà lancés par les Gafa (l’acronyme regroupant les entreprises précitées) ainsi que par les géants chinois Baidu, Alibaba et Tencent (WeChat). Autant d’initiatives qui ont le même objectif : mettre un pied dans les services bancaires, identifiés à la fois comme un maillon de la chaîne de valeur dont il faut s’emparer et comme un levier pour s’immiscer encore plus profondément dans la vie des usagers.
Fragmentation
Et les banques dans tout ça ? Les titans technologiques jurent qu’ils ne veulent pas les remplacer, et qu’elles resteront toujours des partenaires. Reste à savoir s’il ne s’agira pas d’un simple rôle de sous-traitant ayant perdu la main sur ses clients. Rafi Haladjian, « serial entrepreneur », aujourd’hui à la tête de Deepscore, une start-up financière (on parle de « fintech »), a tranché : « Ce n’est qu’une question de temps avant que ces géants bouffent les banques. Quand on voit le nombre de fintechs qui se lancent tous les jours et à quel point le business des banques peut s’avérer rentable, il est inéluctable que les Gafa remplacent les banques. »
Analyse plus mesurée du côté d’Oliwia Berdak, la directrice de recherche sur les services financiers au cabinet Forrester : « D’ici à 2049, on devrait assister à une fragmentation de l’écosystème financier, où l’on n’est plus seulement client d’une banque mais d’une multitude d’offres bancaires. On aura son compte à un endroit, son épargne à un autre, son prêt chez un troisième acteur, etc. La carte de paiement deviendra alors un service offert dans les offres globales des titans, comme Amazon propose des séries télé avec ses livraisons Prime. Mais, derrière, il y aura toujours des banques pour s’occuper des transactions financières, des prêts, etc., parfois en marque blanche. »
Sauf que, si ce scénario se produit, « ce ne sera que le début, après ils vont remonter en accaparant un maximum de revenus pour mettre enfin la main sur toute la chaîne de valeur, prédit l’économiste Joëlle Toledano, auteure de « Gafa : reprenons le pouvoir ! » (éd. Odile Jacob). Il suffit de voir ce qu’Amazon fait dans la distribution de produits, ou ce qu’a fait Apple dans la musique contre Spotify. Ce sont des champions de l’intégration verticale progressive. »
Confiance des jeunes
D’ici là, le défi des Gafa sera surtout de convaincre les utilisateurs de leur confier leur salaire ou leurs économies. Et pour l’instant, seuls 37 % des Français se disent prêts à utiliser les actuels ou futurs services bancaires des géants du numérique, selon une étude de la société de conseils CGI. « Mais cette proportion flirte avec les 50 % pour les moins de 25 ans », pointe Stéphane Houin, le directeur des offres digitales pour les services financiers chez CGI. Les plus jeunes affichent en effet une plus grande « confiance » dans les services bancaires proposés par les Gafa, Amazon en tête avec 36 % d’opinions favorables chez les 18-34 ans, devant Google (23 %), Apple (22 %) et Facebook (11 %), d’après une étude Forrester. Une appétence déjà constatée avec l’Apple Card, dont 70 % des possesseurs ont moins de 30 ans.
Mais « le chemin est long du projet à la chose », selon le mot de Molière. Les Gafa ne possèdent pas de pierre philosophale, et peuvent évidemment faillir. Ce ne serait d’ailleurs pas la première fois. Par exemple, Google a lancé son premier système de paiement en 2006 sous le nom de « Checkout », avant de le refonder en « Wallet » en 2011, pour finalement bâtir son « Pay » depuis 2015. En fait, la firme reste encore très dépendante de notre carte bancaire traditionnelle et joue un simple rôle de facilitateur de paiement, en particulier avec le mobile. Or, si la transaction sans contact par carte s’est imposée depuis la crise du Covid-19 (+60 % d’après la Banque de France), les achats réalisés avec un smartphone demeurent encore marginaux (0,38 %).
Autre constat : depuis dix ans, toutes les alternatives aux banques classiques connaissent des succès modérés (seuls 3,5 millions de Français ont sauté le pas des néobanques, aux deux tiers pour une utilisation secondaire, d’après le cabinet KPMG). Au-delà, le rôle des vieux organismes financiers pourrait se voir amplement soutenu par les Banques centrales, qui ont à cœur de préserver la charpente d’un système très réglementé et absolument indispensable.
« Si les banques disparaissaient, on risquerait un effondrement de l’économie, alerte Stéphane Houin de CGI. C’est impensable, le régulateur ne laissera pas cela arriver. » Pour Joëlle Toledano, « on verra jusqu’où les Banques centrales seront protectrices des banques historiques, avec le risque, d’un côté, de ne pas laisser percer d’innovation et, de l’autre, d’ouvrir la porte à de nouveaux empires numériques ».
En Europe comme aux États-Unis, la toute-puissance des Gafa inquiète, et les législateurs promettent des régulations plus contraignantes à l’avenir, avec notamment l’idée de calmer leurs ardeurs financières. Ainsi, le Congrès américain se montre très circonspect face aux comptes bancaires « made in Google ». Et tout est fait, aussi bien côté américain qu’européen, pour entraver le développement du projet de monnaie virtuelle de Facebook, Libra.
François Villeroy de Galhau : « Le libra de Facebook devra respecter les règles des banques centrales ». L’une des grandes questions sera la protection de la vie privée, alors que ces titans ont largement démontré leur appétit gargantuesque de « data ». Les données bancaires apparaissent comme une manne miraculeuse pour améliorer les systèmes de ciblage publicitaire, qui aujourd’hui reposent sur une présomption d’achat déduite à partir de la navigation internet des usagers. Savoir précisément tout ce que les clients acquièrent apparaît ainsi comme une opportunité majeure d’affiner le profilage. Mais, pas sûr que nous, citoyens, accepterons aussi facilement d’inviter les Gafa dans notre portefeuille.