Le soleil est au zénith lorsque le petit avion à hélices ukrainien se pose sur la piste cabossée d’Inga, réveillant quelques militaires engourdis. Sans couper les moteurs, le pilote belge largue ses passagers puis disparaît dans la brume en direction de Kinshasa, 250 kilomètres au nord-est. Ce jour-là, Inga, village artificiel sur un plateau entre des collines brûlées par le soleil et les eaux furieuses et saumâtres des chutes du fleuve Congo, ressemble à un camp de vie endormi. Pourtant près de 5 000 personnes vivent ici, des familles de militaires et de fonctionnaires de la Société nationale d’électricité (SNEL), dans cette zone aussi reculée que stratégique pour la République démocratique du Congo (RDC), et peut-être même un jour, pour toute l’Afrique.
Pas lent et allure soignée, costume bleu électrique et souliers bien cirés, Henri Makep détonne dans ce décor à la fois rural et industriel. Le directeur des opérations de la SNEL nous convie dans un chalet en bois au décor inchangé depuis l’ère Mobutu. En contrebas, deux barrages hydroélectriques : Inga I, érigé en 1972, et Inga II, mis en service dix ans plus tard. Tous deux ne fonctionnent plus qu’à 28 % de leur capacité.
Ces derniers mois, Henri Makep a vu défiler des personnalités congolaises, des diplomates et de hauts fonctionnaires étrangers. C’est là aussi, sans doute, qu’il se serait entretenu fin juin avec le ministre français de l’économie, Michel Sapin, si la crise grecque n’avait contraint ce dernier à reporter sa visite. Tous viennent pour la même raison : contempler une nature céleste et imaginer un instant l’édification d’un troisième barrage, Inga III.
« Je suis né avec ce rêve »
Le long de la route unique qui relie le plateau d’Inga au port fluvial de Matadi, où circulent de rares camions chargés de vivres et de bétail, on distingue des petits panneaux en bois plantés dans les herbes hautes : « Ici sera effectuée la prise d’eau d’Inga III. » En tout, 22 000 hectares de terres seront submergés par la rivière Bundi, un affluent du fleuve Congo, pour alimenter les onze turbines du futur mégabarrage et produire 4 800 mégawatts (MW) puis, dans un second temps, 7 800 MW. Davantage que trois réacteurs nucléaires de troisième génération : de quoi bouleverser la donne énergétique régionale. Et ce ne serait qu’un prélude. Cinq autres barrages sont ensuite prévus pour achever le rêve ultime de « Grand Inga », et ainsi produire 40 000 MW. Soit le plus grand complexe hydroélectrique au monde, sur un continent où la moitié des habitants n’a pas accès à l’électricité, une proportion qui, si rien ne change, pourrait passer à deux tiers en 2030, selon l’Agence internationale de l’énergie. Alors Grand Inga fascine, intrigue, inquiète.
« Je suis né avec ce rêve d’Inga III et aujourd’hui, je pense qu’il sera réalisé avant ma mort, confie Henri Makep en scrutant les flots turbides du fleuve au débit de 40 000 m3 par seconde. Toute l’histoire récente du pays est rattachée à ce lieu béni où rien ne se perd et tout se transforme en une énergie vitale. Car si les barrages d’Inga s’arrêtent, le pays plonge dans le noir et l’économie s’effondre d’un coup. » Le jeudi 13 août 1998, un commando de rebelles ougandais s’était emparé du site d’Inga, privant les habitants de Kinshasa d’eau potable et d’électricité durant plusieurs semaines. D’où ces militaires nonchalants qui patrouillent dans la vallée.
Du côté de la société civile, cette ambition est jugée « démesurée » et dévastatrice pour l’environnement. « Inga I avait provoqué le déplacement forcé de près de 10 000 familles qui n’ont toujours pas été dédommagées », rappelle Euphrasie Amina Lutala, de la fondation Open Society. « Contrairement à ce qu’affirment la Banque mondiale et le gouvernement, la vallée de la Bundi n’est pas inhabitée car des villages se trouvent dans les alentours immédiats. Et pour ces communautés, ces terres constituent un réservoir agricole vital », souligne Jean-Marie Muanda, de l’ONG Actions pour les droits, l’environnement et la vie. Selon ses enquêtes de terrain, plus de 10 000 personnes pourraient être déplacées par Inga III. Par l’entremise des ONG, des « chefs de terre » coutumiers ont interpellé le gouvernement, en vain pour l’instant.
Icônes de la gabegie
La Banque mondiale, qui a octroyé, en 2014, 73 millions de dollars (66 millions d’euros) au gouvernement congolais afin de financer des études techniques d’Inga III, relativise ces craintes. « L’impact environnemental et social d’Inga III est très bas au regard de la production d’électricité et des changements positifs qui seront générés par ce projet », assure un de ses experts à Washington.
Le gouvernement congolais, lui, les balaie. « Grand Inga, avec pour commencer Inga III que nous comptons démarrer en 2017, fait partie de la solution aux problèmes d’accès à l’électricité des Africains », souligne dans son bureau le premier ministre congolais Matata Ponyo Mapon. Il se retire un instant lorsque son téléphone sonne. « C’était le président Joseph Kabila. » Il reprend : « Nous allons produire l’électricité la moins chère au monde qui sera largement plus environnementale que celle des centrales thermiques. »
Pendant longtemps, ce projet fut considéré comme un nouvel « éléphant blanc ». Cette troisième phase d’Inga était envisagée dès 1925 dans les études du colonel belge Pierre Van Deuren. Il préconisait la construction de sept barrages pour faire de la colonie d’alors la première puissance énergétique d’Afrique. Une idée reprise un demi-siècle plus tard par le chef de l’État Mobutu Sese Seko, avide de grands projets après l’échec de son programme spatial. Avec Inga I et II, Mobutu exporte une partie de son électricité vers les pays voisins. Et 10 000 pylônes relient Inga à la riche province minière du Katanga, dans le sud-est du pays, pour l’alimenter et surtout mieux la contrôler.
Or Inga I et II se dégradent rapidement. De symboles du développement du Zaïre, ils sont devenus des icônes de la gabegie en RDC. Ils tournent au ralenti, obérés par la mauvaise gouvernance et la corruption. « Depuis bien longtemps, nous n’avons pas pu faire les révisions des machines toutes les 40 000 heures, comme il se doit. Cela fait parfois plus 240 000 heures ! Elles lâchent », soupire Alidor Tumbe, le responsable de la salle des machines d’Inga II.
L’influence de Pretoria
Pour l’heure, moins de 9 % des Congolais ont accès à l’électricité. La production d’Inga I et II, d’une capacité totale de 1 775 MW, stagne à moins de 500 MW. Un plan de réhabilitation entrepris en 2003 a englouti 200 millions de dollars d’aide de la Banque mondiale. Il en faudrait désormais 880 millions pour permettre à ces deux barrages l’exploit jamais atteint de fonctionner à plein régime. Inga I et II ont été sacrifiés. Kinshasa peine à concrétiser Inga III, mais pense déjà à Inga VIII.
Tout a basculé en octobre 2013. En visite à Kinshasa, le président sud-africain Jacob Zuma signe un protocole d’accord prévoyant l’achat de la moitié de la future production d’Inga III. Pretoria étend ainsi encore un peu plus son influence dans la région et rend soudainement viable ce projet de 8,5 milliards de dollars – l’équivalent du budget annuel de l’État congolais – auxquels s’ajoutent plus de 3,5 milliards de dollars de « frais financiers ». Au sein de la production, 1 300 MW seront vendus aux miniers du Katanga. « Ni le lobby des pétroliers qui fournissent actuellement l’énergie aux miniers, ni celui des routiers qui transportent le gasoil n’ont intérêt à la concrétisation d’Inga III, et ils sont puissants », note un responsable d’une grande banque de Lubumbashi, chef-lieu du Katanga. La population de Kinshasa, elle, ne devrait recevoir que 1 000 MW. Sauf que sans rénovation du chaotique circuit de distribution électrique, les Kinois redoutent que cette électricité reste virtuelle ou « mette le feu à la ville ».
Au sein du gouvernement, on veut croire qu’Inga III entame cette année sa phase cruciale, même si le calendrier risque d’être perturbé par la présidentielle de 2016. Joseph Kabila, au pouvoir depuis 2001, entretient toujours le doute sur son intention de briguer un troisième mandat, dont ni la Constitution ni la communauté internationale ne veulent. Il se verrait bien, pourtant, inscrire Inga III à son bilan. « L’État n’a pas d’argent mais dispose de tout le reste, précise un haut responsable congolais. Donc nous sommes prêts à vendre notre nature à celui qui fera la meilleure offre, nous garantira des retombées financières intéressantes et une distribution optimale pour la population. »
Soupçons de fraude
Pour ce faire, Kinshasa s’est assuré les services de conseils prestigieux tels que la banque d’affaires Lazard, le cabinet d’avocats Orrick et la société d’ingénierie Tractebel afin de peaufiner le cahier des charges de l’appel d’offres. Ce triumvirat de consultants s’est réuni début mai à Paris avec une délégation congolaise et les bailleurs de fonds. Puis, le 29 juin, Kinshasa a transmis le dossier d’appel d’offres aux trois consortiums d’industriels présélectionnés : China Three Gorges Corporation et SinoHydro (Chine) ; SNC-Lavalin (Canada), Daewoo et Posco (Corée) ; ACS et Eurofinsa (Espagne). Sauf que des filiales de ces sociétés chinoises et SNC-Lavalin figurent sur la liste noire de la Banque mondiale, soupçonnées de fraude et de corruption en Afrique notamment. Elles restent néanmoins en lice. Les recompositions au sein de ces consortiums ne sont pas à exclure. Le gouvernement multiplie les appels du pied aux grands groupes français, d’autant qu’EDF avait coréalisé l’étude de faisabilité de Grand Inga. Certains industriels français feignent l’atermoiement mais la plupart jugent cette aventure trop incertaine pour investir. Les Nigérians, eux, ont déjà fait part de leur intérêt pour la production d’Inga IV. « Nous sommes prêts à faire passer les câbles dans l’océan, s’il le faut », répète un diplomate nigérian à ses interlocuteurs congolais. Dans la vallée de la Bundi, bien loin d’Abuja, Pékin, Washington ou Paris, on ignore tout cela. Les chasseurs traditionnels et les paysans des environs savent-ils que leur vallée pourrait être submergée ? « On n’y pense pas », lâche l’un d’eux, l’air de ne pas croire au rêve de Grand Inga, cette légende contemporaine congolaise que les dirigeants veulent rendre réelle, à tout prix.