Les Etats désunis d’Amérique. Telle est l’expression qui vient aisément à l’esprit pour caractériser la sociologie contemporaine outre-Atlantique. Le dualisme traditionnel du système politique, opposant républicains et démocrates, se double à la fois d’une polarisation accentuée dans tous les domaines et d’une lourde défiance institutionnelle.
Travail, famille, éducation
Abasourdie par l’élection de Donald Trump, Isabel Sawhill est partie à la rencontre de cette « Amérique oubliée » qui a voté pour le candidat décrié par l’élite et la faculté. Dans ce groupe, selon cette spécialiste reconnue de la Brookings Institution, se nichent les classes moyennes, ni assez pauvres pour bénéficier des aides sociales ni assez riches pour bénéficier des aides fiscales. Au coeur de cette catégorie se trouvent les individus sans diplôme élevé, avec des revenus familiaux autour de 70.000 dollars par an. Sawhill y compte deux personnes sur cinq. L’experte brosse un terrible portrait, aux traits connus. Les inégalités n’ont jamais été aussi prononcées. La confiance dans la politique, dans les médias et dans l’action publique s’est totalement effondrée. Parlementaires et président n’ont jamais été aussi impopulaires. Plus profondément, c’est une partition de la société qui se fait jour. Différentes parties de la population vivent dans des bulles différentes, en ce qui concerne le niveau des ressources, les sources d’information, les perspectives. Aux racines de cette crise, Sawhill décèle des priorités mises en valeur par l’élite mais peu appréciées : valorisation des migrations ; promotion de la soutenabilité environnementale comme de la diversité culturelle. La bulle de l’élite laisse trop de côté le centre de la sociologie américaine.
Mais Sawhill croit au creuset commun. L’auteure met l’accent sur les valeurs. Travail, famille, éducation constituent trois valeurs américaines capitales et trois clés déterminantes du succès. Disposer au moins de l’équivalent du bac, attendre d’être marié pour avoir son premier enfant, travailler à temps plein : voici trois bons points, selon l’économiste, pour atteindre le rêve américain. Elle plaide donc pour des politiques qui accompagnent stabilité familiale, enseignement de qualité, travail. Sawhill, qui se dit « centriste radicale », trace trois voies : davantage de formation continue pour adapter le marché de l’emploi au changement technologique ; un important crédit d’impôt pour soutenir financièrement le travail peu rémunérateur (un peu comme la prime d’activité française) ; des assurances sociales tout au long de la vie. L’ensemble repose fondamentalement sur l’emploi, un peu, pourrait-on dire, comme l’épure du projet français de sécurité sociale. La posologie, insistant peu sur la croissance (comme le fait la droite) et la redistribution (comme le fait la gauche), se veut au service de ce qui tient au coeur de l’Amérique laborieuse.
Dérive des droits civiques
Plus à droite et plus pessimiste, l’éditorialiste Christopher Caldwell considère que la situation actuelle procède de changements plus profonds. Le mouvement pour les droits civiques, écrit-il, a engagé depuis les années 1960 la rédaction d’une nouvelle Constitution. Non pas par amendements mais par aménagement d’une véritable Constitution « rivale ». Programmes administratifs et décisions judiciaires ont développé, dans la suite des droits civiques, la logique de traitements particuliers, qui se sont étendus à des groupes différents toujours plus nombreux et revendicatifs. Le tout entretient maintenant le politiquement correct et la suspicion généralisée. Les Etats-Unis sont désormais traversés d’incessants « conflits empoisonnés ».
Au coeur de toutes les tensions : la question raciale et ses dérivés. Si le racisme est une totale contradiction des idéaux américains, l’accent mis aujourd’hui sur race et autres singularités ne rapproche pas. Au contraire, une telle dynamique divise, segmente et oppose. Très critique à l’égard des mesures de discrimination positive et de leur bureaucratie, Caldwell estime qu’elles insufflent autocensure, marquage négatif et ressentiment. Surtout, elles aménagent un système sophistiqué de préférences raciales qui heurte les fondements des traditions américaines. Sur sa lancée, Caldwell n’oublie pas de mentionner que les fossés s’agrandissent aussi aujourd’hui autour de sujets comme le droit des femmes ou les préférences sexuelles. Pour le résumer, de façon pompeuse, Caldwell pense que dans la devise américaine « E pluribus unum » tout relève dorénavant du « pluribus », sans « unum ». De l’infinie pluralité, sans unité. Son analyse traite frontalement de ce qu’en France on baptiserait la victimisation des petits Blancs. Mais elle ne débouche pas sur des propositions d’envergure. Signe de l’impasse américaine contemporaine ?
Isabel Sawhill, « The Forgotten Americans. An Economic Agenda for a Divided Nation », Yale University Press, 2019, 272 pages.
Christopher Caldwell, « The Age of Entitlement. America Since the Sixties », Simon & Schuster, 2020, 352 pages.