Face aux États-Unis et à la Chine, l’Europe s’interroge sur son avenir

Les seuls secteurs où l’Europe a su forger son expertise technique sont ceux considérés comme stratégiques (l’espace, la défense, le nucléaire) ou délaissés par les Américains du fait d’une demande domestique limitée : les trains à grande vitesse.

DEPUIS les années 1990, la Silicon Valley et, par extension, Seattle ont une mainmise indiscutable. Qu’il s’agisse de la Big Tech, c’est-à-dire les plates-formes diversifiées des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), ou de la « monotech » de groupes opérant sur une seule verticale (Netflix dans le streaming, Airbnb l’hospitalité, Twitter le microblogage, Uber les transports, etc.), les États-Unis sont les maîtres incontestés des nouvelles technologies.

Les débats, comités et plans européens font foison. Chaque pays se fait le chantre d’initiatives pour stimuler ses pépinières. La France a la Banque publique d’investissement; les Italiens soutiennent le Fondo Strategico Italiano; outre-Manche, Londres sponsorise la British Business Bank, le British Growth Fund et a exprimé l’intention de lancer un fonds souverain malgré un endettement record. Chaque capitale y va de son projet d’incubation. 

La Chine se réveille

Paris a Station F, Berlin sa Silicon Allee, Londres son Silicon Roundabout… Toutes ces mesures individuelles, bien que louables, contribuent à un certain émiettement et font pâle figure face aux mastodontes de la Côte Ouest. Les seuls secteurs où l’Europe a su forger son expertise technique sont ceux considérés comme stratégiques (l’espace, la défense, le nucléaire) ou délaissés par les États-Unis du fait d’une demande domestique limitée (les trains à grande vitesse). Pourtant, ce qui s’est, jusqu’à présent, avéré impossible aux gouvernements et startuppeurs européens a été réalisé par un pays qui passa une bonne partie du 20è siècle en autarcie quasi totale et ininterrompue. À vrai dire, là est peut-être le secret de son succès. La Chine, avec ses BAT (Baidu, Alibaba, Tencent) ainsi que ses pépites monotech Didi Chuxing, ByteDance et Meituan, est en passe d’instituer une alternative. Comment a-t-elle réussi là où l’Europe a échoué?

L’empire du Milieu a vite appréhendé que, malgré leur dévotion sans partage pour la déréglementation et la libre entreprise, les start-up américaines attendent des autorités locales et fédérales qu’elles mettent la main à la poche. Amazon, par exemple, a reçu au fil des années près de 3 milliards de dollars de crédits d’impôts de la ville de Seattle au profit de ses dépôts et centres de données.  En 2018, le pionnier du commerce en ligne avait lancé une compétition nationale désormais célèbre pour décider où implanter son deuxième siège social, mettant les maires et gouverneurs en concurrence pour savoir lesquels offriraient le plus de carottes fiscales à une entreprise valorisée à 1 trillion de dollars et enregistrant 12,4 milliards de dollars de bénéfices opérationnels cette année-là. Pareillement, sur la dernière décennie, l’État de Californie a contribué plusieurs milliards de dollars d’aides aux ambitions d’Elon Musk pour Tesla, SolarCity et SpaceX.

C’est Deng Xiaoping qui mit en place les réformes nécessaires dans les années 1980 en permettant l’essor de Zones économiques spéciales (ZES) partiellement défiscalisées. Depuis lors, la Chine développe son écosystème en contrôlant l’accès à ses marchés tout comme, au 19è siècle, les États-Unis protégeaient les leurs des produits européens. Les tarifs McKinley, fixés à 49.5 % et introduits en 1890, avaient eu un tel impact qu’ils furent même baptisés le « Napoléon de la protection ».

Restrictions douanières – anathème des partisans de la globalisation – et généreuses subventions ont donc permis aux jeunes pousses chinoises d’asseoir leur prédominance dans plusieurs activités. Alibaba, à l’origine un simple ersatz d’Amazon, possède par l’intermédiaire d’Ant Financial l’un des principaux modes de paiement électronique dans le monde : Alipay.

Le laissé-pour-compte. En somme, la Chine a su imposer son capitalisme d’État comme alternative à la version plus sauvage, mais considérablement assistée, d’outre-Atlantique. Aujourd’hui, parmi les dix plus grosses capitalisations mondiales du secteur technologique, six sont américaines et quatre asiatiques, dont deux chinoises. Cela signifie que le destin industriel de l’Europe ne lui appartient plus.

L’erreur commise, c’est de n’avoir pas remarqué combien la révolution numérique nécessiterait des besoins en financement colossaux. Les dix principales firmes Tech de l’Union européenne (UE) justifient d’une valeur boursière équivalent à 8 % de leurs homologues américains, alors qu’après l’IPO imminente d’Ant Financial le top 10 chinois en représentera environ un quart. Le Royaume-Uni, incessamment libéré du carcan de Bruxelles et plein d’espoir de reconquête, voit ses dix « champions » peser moins d’un centième des géants américains.

Loin des places boursières, l’Europe ne compte aucune décacorne (startup non cotée, financée par du capital-risque, d’une valeur d’au moins 10 milliards de dollars) quand l’Amérique en compte onze et la Chine six, y compris Bytedance, valorisé à 140 milliards de dollars et propriétaire de TikTok, l’appli qualifiée par Donald Trump de cybermenace. L’après-Brexit s’annonce douloureux. Le modèle chinois démontre que la meilleure (la seule?) manière de défier les États-Unis, c’est d’adopter une politique de coordination exemplaire et de défendre son territoire. Les Britanniques, grands prêtres du libéralisme économique depuis Adam Smith, ont récemment pris conscience du danger et préparent un projet de loi pour protéger leurs sociétés technologiques des prédateurs étrangers. À voir si cette ligne de conduite fera des émules.

Un rôle subalterne

Cela irait bien évidemment à l’encontre des conditions vues comme sine qua non au bon fonctionnement du capitalisme, telle que l’élimination de toute entrave régulatrice. Hors, ayant déjà largement déréglementé leur économie, les États-Unis sont imbattables aux jeux du laisser-faire et de la prise de risque; une attitude qui contraste profondément avec l’idéologie socio-libérale et paternaliste de nombreux pays européens.

Alors que les États-Unis et la Chine se chamaillent à coups de mesures protectionnistes, l’enjeu est devenu primordial. Si l’Europe souhaite préserver sa souveraineté, entrepreneurs, investisseurs et instances fédérales doivent s’organiser sur un plan réellement supranational. Malheureusement, le plan de relance signé en juillet fait peu de place aux technologies.

Sans sombrer dans le dirigisme économique, ce fédéralisme requière une politique commune de barrières à l’entrée et d’aides publiques à l’innovation et à la création d’entreprises au sein de technopoles à l’échelle continentale.