Fawzia Zouari : «Faire de Jésus, otage des religieux, un bien littéraire»

L’écrivaine tunisienne a rassemblé les témoignages de douze écrivains de culture musulmane, de langues et de pays divers, pratiquants ou non, autour de la figure universelle de Jésus. L’objectif ? Rapprocher l’islam et l’Occident, rien de moins.

Les livres sortent, s’empilent si rapidement que personne ne peut suivre le rythme. Et puis la forme, l’accroche, le ton, parfois le fond de l’un d’entre eux vous amène à tourner une page, puis l’autre, pour finalement aller jusqu’au bout. Parce qu’il s’empare d’un sujet sérieux, traité le plus souvent avec du plomb, et qu’il vous apporte un éclairage plus léger, intime et même drôle, Douze musulmans parlent de Jésus a été ouvert et refermé à la page 159.

Les mots «islam», «Coran», «sourates», «imam» suffisent aujourd’hui à dresser un mur effrayant entre «eux» et «nous», comme s’ils ne pouvaient plus qu’être liés à la menace terroriste. Comme si chacun d’eux était chargé de violence, une grenade verbale dégoupillée.

Ghaled Bencheikh, docteur en sciences et islamologue érudit, apporte son savoir en évoquant «une christologie coranique» qui, si elle diffère du dogme chrétien, le rejoint pour l’essentiel : «Jésus est le serviteur de Dieu.» Il est aussi «le signe et l’annonce de l’Heure, celle de la fin des temps et du Jugement dernier.» Voilà Jésus compagnon de route des musulmans.

Mais pour entrer dans le petit livre dirigé par Fawzia Zouari, essayiste et romancière franco-tunisienne, il faut s’éloigner de la théologie, de Dieu et de ses prophètes, pour découvrir que Jésus et Marie sont «dignes de louanges» aux yeux des musulmans qui les ont croisés dans leur enfance et les considère comme des personnages familiers.

«L’enfant que j’étais portait en lui une grande fascination envers ce bébé (Jésus, Issa, Aïssa) désigné par le nom de sa mère, une femme qui dérange l’ordre établi !» s’amuse Amin Zaoui, romancier algérien, auteur d’Un incendie au Paradis, en parlant de Aïssa Ibn Maryam, Jésus fils de Marie, quand un enfant est toujours désigné comme le fils de son père. Cela faisait rire d’aise ses sept sœurs.

Quand Alia Tabaï, romancière et journaliste tunisienne, se retrouve en 2015 «le cœur éventré, les tripes nouées d’angoisse», elle cherche à qui se confier et décide d’écrire des lettres à Jésus sur son mur Facebook, parce que plus personne ne peut s’adresser à Mohamed quand on habite Tunis.

Mbarek Beyrouk, né à Atar en Mauritanie, évoque le regard qu’il posait sur les chrétiens. Enfant, l’auteur du Tambour des larmes, raconte l’extase de son maître de Coran psalmodiant la sourate où l’ange Gabriel annonçait à Maryam, Marie, la venue du Messie et se souvient que «les nçara, les Nazaréens faisaient partie de la vie, partie de notre ksar, et personne n’aurait jamais eu l’idée de les traiter en étrangers».

Pour Fawzia Zouari, Jésus était le messie qui permettait d’éviter les disputes entre un père et une mère aux fortes personnalités décrites dans le Corps de ma mère. Il suffisait d’invoquer ce messie pour que le silence revienne. Mais qui était cet homme capable d’apaiser les colères, de ramener la paix dans la maison familiale ?

Comment est né ce livre dans lequel vous donnez la parole à douze écrivains de culture musulmane pour les faire parler de Jésus-Issa et de Marie-Maryam ?

Il y a des livres qui se conçoivent un jour, puis se font oublier. Ils attendent leur heure. Celui-ci en fait partie. Je l’ai conçu en 2003, pendant la guerre du Golfe. Je voyais naître le temps des conflits, l’opposition frontale Orient-Occident, le concept de choc des civilisations, la réalité d’une idéologie qui séparait chaque jour un peu plus les chrétiens et les musulmans. Je cherchais à trouver des points communs pour éviter les ruptures et montrer la proximité. J’en ai parlé à l’écrivain algérien Jamal Eddine Bencheikh. Il a été le premier à m’envoyer un texte. C’était en 2004. Il est mort la même année et je me demande si ce texte ne fut pas son dernier. N’est-ce pas beau comme testament pour un écrivain, fût-il agnostique, d’adresser ses derniers mots à Jésus avant de tirer sa révérence ? J’ai réussi à avoir d’autres textes, puis j’ai abandonné la partie, absorbée par mes propres livres. Jusqu’à l’avènement de l’Etat islamique : le marqueur d’une scission consommée ou présentée comme telle. Il y avait urgence à donner la réplique contraire à Daech, dont l’axe idéologique consiste à diaboliser les «Croisés», à diviser le monde en «maison de la paix» que serait l’islam d’un côté et «maison de la guerre» que serait l’Occident. Il fallait retrouver vite des figures communes, déconstruire les murs. Le livre est réapparu.

On découvre un Jésus qui fait partie de la vie intime.

Oui, il jouait un rôle important dans ma famille. J’entendais mon père jurer au nom du Christ et je me posais des questions sur ce monsieur que je ne connaissais pas et qui était capable d’arrêter toute discussion entre mes parents. Quand il voulait convaincre sa femme de l’authenticité de ses propos, il concluait par «Wa-haq al-Massih !» («par le droit du Messie»). Ma mère rendait les armes. Mais qui était ce Jésus, Issa, si puissant qu’il pouvait mettre un terme à toute conversation ? Il fallait que je le découvre.

Et j’ai eu l’occasion de le faire, une fois mariée, car ma belle-mère était une catholique pur jus. Je l’ai vue vénérer religieusement l’homme de la Croix tandis que moi je vénérais l’homme tout court. Le vénérer humainement. Je veux dire comme femme. J’aimais cet homme que je trouvais beau physiquement quoiqu’absent, absorbé par autre chose, un mystère irrésolu, ça rajoute au charme. On pouvait être «polyprophète» comme on est polygame, pouvoir fréquenter plusieurs messagers, les interchanger, dans le but de goûter de la sensation de Dieu et de palper ses multiples vérités, Allah n’y verrait pas d’inconvénient, j’en suis sûre, encore aujourd’hui.

Comment s’est opéré le choix des auteurs ? Huit hommes, quatre femmes, écrivains pour la plupart ?

L’idée était de ne pas faire appel à des musulmans forcément croyants, mais à des auteurs issus de la culture musulmane. Et si le mot «musulman» dans le titre a parfois dérangé les auteurs sollicités, la plupart ont dit oui, et je peux affirmer qu’ils sont en majorité non croyants ou non pratiquants. L’idée était aussi de sortir du monde arabe pour faire parler les musulmans en général, afin qu’ils puissent reformuler une parole unie et en dehors des clivages politiques ou religieux, sunnites, chiites, etc. Le pari de ce livre est enfin celui de sortir de l’éternelle parole des théologiens et des imams qui se sont accaparé le sujet. Faire de Jésus, otage des religieux, une affaire de romanciers, un bien littéraire. La littérature est une évocation ouverte du possible, une interpellation intime, un thème de vie. Seuls les romanciers savent humaniser les prophètes, nous les rendre semblables, discuter avec eux, les réinventer, passer du culte de la personne au familier du personnage.

Vous ne voulez pas convaincre, vous voulez raconter…

Ça n’est pas un livre de dialogue. C’est un exercice d’altérité. Une tentation de l’Autre. Un voyage en tradition étrangère. Une dynamique qui porte le musulman à devenir curieux de ce qui n’est pas lui, voire à devenir l’Autre. J’aime cette migration, cette possibilité de se transporter dans la maison du voisin, de partager sa nourriture, de dormir chez lui et, pourquoi pas, de partager son destin. Les musulmans seraient différents s’ils réussissaient à passer la clôture de l’étranger, à se figurer hors de leurs propres certitudes et de leurs propres miroirs, à prononcer le fameux «je est un autre», lancé par Rimbaud dans une lettre à son ami Paul Demeny.

On peut parler de l’islam autrement…

On doit. Ce livre n’est pas un ouvrage religieux ou théologique. C’est un livre laïque, dans la mesure où il ne vise pas à affirmer ou à réaffirmer la foi des uns ou des autres, ni à vanter des différences ostentatoires, mais à construire, à chercher des ressemblances sous-jacentes, intimes, qui garantissent le vrai vivre ensemble. Voilà. Si ce livre est lu, j’aurai fait œuvre de paix à mon échelle, et, en tant que musulmane, tendu la main – la joue, s’il le faut – pour participer à l’édifice universel.