POUR celui qui débarque, pour la première fois, à Goma, il est frappé par l’écosystème en place. Trois ou quatre choses attirent l’attention : Goma, c’est la ville des ONG, surtout internationales ! Goma, c’est une ville qui se développe à la vitesse grand V, sans doute sous l’influence des villes des pays voisins, le Rwanda, l’Ouganda et le Kenya ! Goma, c’est un grand marché dans lequel le business est roi ! Goma, c’est enfin une ville où la guerre est passée et dont les séquelles sont encore visibles, à en juger par la concentration impressionnante des sociétés de protection privée mais aussi des hommes en armes.
Tel un assassin qui revient toujours sur le lieu du crime, nous avons fait le voyage de Goma, presque deux ans après un grand reportage sur « ces entrepreneurs qui fleurissent la ville de Goma ». Au propre comme au figuré, Goma est un vaste chantier à ciel ouvert. Le BTP va, c’est que l’économie marche. Étonné de nous voir admiratifs des bâtisses et des travaux d’aménagement (voirie urbaine) qui envahissent et fleurissent la ville, un notable nous accueille par un commentaire bien réservé, propre aux autochtones : « C’est vrai que Goma se construit et se modernise, mais pas que dans le bon sens. » Que voulait-il dire par là ? « Celui qui a l’argent, a le pouvoir ! »
Ce n’est que plus tard que nous allons saisir le message subliminal caché dans cette réponse très sibylline de cet homme très respectable dans la ville et qui a requis l’anonymat. Pourtant ville très en vue, depuis l’éruption volcanique de 2002, Goma paraît malheureusement sous l’emprise des réseaux de prédation qui se sont tissés et se confortent encore sous l’effet des années de guerre, nous explique un activiste de la société civile.
Son commentaire sur les ONG internationales face aux enjeux de la ville est très acide. Jugez-en vous-mêmes : « Sur le papier, toutes vous disent qu’elles sont là pour faire l’humanitaire, mais nous constatons que ces experts venus d’ailleurs constituent un puissant réseau dans la province, car ils détiennent et brassent d’énormes sommes sous le paravent de l’aide humanitaire en faveur de la République démocratique du Congo. » Et alors ? « Mais nous dénonçons des pratiques qui sont à l’antipode et vont à l’encontre de l’humanitaire dans ces milieux des ONG internationales. »
Quelles pratiques ? « Ici, ça saute aux yeux qu’on est en présence d’un business humanitaire érigé en système. C’est cela le vrai visage des ONG internationales, ici, à Goma », tranche dans le vif notre interlocuteur.
Pas toutes les ONG quand même ! « Certes, mais une grande partie en tout cas », nuance-t-il. En se baladant dans la ville, ce sont les marques distinctives des ONG internationales, de petite comme de grande taille, sur les véhicules 4×4 et les devantures des maisons qui suscitent la curiosité. Autre curiosité : dans ces milieux, la parole ne semble pas libérée. « Circulez, il y a rien à montrer », s’entend-on dire.
La puce à l’oreille
Les ONG réfutent catégoriquement les « allégations » et estiment qu’on leur fait un mauvais procès que de dire qu’elles font le business sous le couvert de l’humanitaire qui est leur impératif. Faut-il en avoir peur ? À la faveur d’une visite aux bureaux provinciaux de la Direction générale des recettes administratives, domaniales, judiciaires et de participations (DGRAD), nous sommes tombés par hasard sur un document qui nous a mis finalement la puce à l’oreille.
Il s’agit, en fait, d’une correspondance d’accusé de réception (n°107/DGRAD/DP-NK/2020) de la lettre V/L n°018/SM-LO/BBM/2020 du 23 janvier 2020, datée du 3 février 2020 et adressée à la société Congo Maji Sarlu, ayant siège à Goma. Zéphyrin Ngeleza Wakanda, le directeur provincial intérimaire de la DGRAD, écrit : « J’ai l’honneur d’accuser réception de votre lettre mieux renseignée en marge, relative à la contestation de la feuille d’observations actualisée vous transmise par ma lettre n°74/DGRAD/DP-NK/2020 du 22 janvier et vous remercie. »
Après avoir exploité la lettre V/L n°018/SM-LO/BBM/2020 du 23 janvier 2020 de la société Congo Maji Sarlu, le directeur provincial a.i. de la DGRAD, a voulu tout simplement apporter des précisions en huit points. Mais c’est seulement deux points dans cette lettre ont attiré notre curiosité. Tenez, au point 2 (justice), il précise : « Le reçu du notaire n’est pas un acquit libératoire de la dette envers l’État, la taxation est maintenue. Tous les actes des sociétés doivent être publiés au Journal Officiel pour être opposables aux tiers. »
Au point 4, il écrit : « Madame Shahana Fedele engage la Société dans la gestion des fonds, la procuration en témoigne et certains documents sont signés au nom de Mark James Bweyer comme directeur au ministère de l’Énergie qui gère votre secteur. Vous avez produit un document en copie scanné, fait dans la précipitation qui justifie l’affectation de Madame Shahana de Mercy Corps à Congo Maji sans montrer l’original de ce document. Voilà ce qui pourrait ressembler à une altération de la vérité. » Et Zéphyrin Ngeleza de conclure : « Mais, je vous demande également de me faire parvenir les preuves de paiement des taxes d’implantation, rémunératoire annuelle et de pollution pour les containers, trouvés lors de la descente des cadres dans l’enceinte de vos installations. »
D’habitude, les services publics en RDC sont mis au pilori, accusés d’être laxistes, corrompus et les agents inutiles et corruptibles jusqu’à la moelle épinière. Mais qu’un service de l’administration publique émette de sérieux doutes, oui, sur une société, c’est fait nouveau en RDC et ça doit interpeller la conscience. Voilà pourquoi nous avons décidé d’enquêter sur cette affaire. À Goma, quand on parle des ONG internationales présentes dans la ville, on voit Mercy Corps en premier, et puis les autres.
À propos de Mercy Corps, on retiendra utilement que c’est une association sans but lucratif (ASBL) de droit américain, qui a son siège principal à Portland, Oregon, aux États-Unis, et à Edinburgh en Ecosse. Elle gère un important portefeuille de financements de l’UKAID et de l’USAID. En RDC, elle a son bureau de représentation à Goma, le chef-lieu de la province du Nord-Kivu. Mercy Corps a signé un accord-cadre avec le gouvernement congolais, le 9 septembre 2013, notamment, entre autres, pour développer et promouvoir le partenariat avec les nationaux et encourager la gestion des projets par les bénéficiaires afin de pouvoir les pérenniser. Par ailleurs, tout litige résultant de l’application ou de l’interprétation de cet accord-cadre sera soumis, à défaut d’un arrangement à l’amiable entre les deux parties, devant les juridictions compétentes du ressort du bureau de représentation de Mercy Corps en RDC.
Nous nous sommes donc rendus au bureau de Mercy Corps à Goma, non loin de la grande avenue qui mène vers le point de passage frontalier (aux infrastructures modernes) avec le Rwanda voisin, par la coquette ville de Gisenyi devenue Rubavu. Quelques habitants de Goma, de plus en plus nombreux, ont choisi cette bourgade pour y résider, en face, craignant l’insécurité potentielle de notre. Au bureau de Mercy Corps, nous avons rencontré Odette Asha, la responsable de la communication. Malheureusement, nous n’avons pas eu d’entretien, car elle s’apprêtait avec des collègues à partir en mission d’évaluation sur le terrain pour plusieurs jours. Nous n’aurons pas non plus la chance de rencontrer Mark James Dwyer, absent de Goma, ni la directrice pays.
Nous nous sommes rendus également au siège de la société Congo Maji, non loin de là. À l’absence de l’administrateur gérant, en congé, nous avons été reçus par des collaborateurs, qui, visiblement, n’ont pas voulu nous parler en lieu et place de leur chef. Bon gré mal gré, nous leur avons glissé un petit questionnaire qu’ils ont promis de transmettre à qui de droit. Il n’empêche, dans certains milieux de Goma, la plupart n’ont pas leur langue dans la poche, surtout ceux qui ont travaillé en mode CDD, dans ces ONG.