EN FAISANT des recherches sur des femmes du XIXe siècle ayant vécu des fausses couches, l’historienne Shannon Withycombe s’attendait à être confrontée à de la tristesse. Or c’est à d’étonnantes démonstrations de joie devant les signes d’une interruption inopinée de leur grossesse et à des écrits tels que: « Je suis de nouveau heureuse », « Ô bonheur, Ô extase inattendue! » qu’elle a eu affaire.
Pour une lectrice du XXIe siècle qui ne s’est habituée que très récemment à lire des récits de femmes qui ont brisé un silence culturel général autour du sujet afin de parler de leurs expériences de fausses couches – expériences caractérisées par le chagrin et le deuil –, lire ce genre de témoignages heureux suscite une sensation d’étrangeté et de légère gêne. Ce sentiment inconnu a persisté pendant toute ma lecture du fascinant livre de Shannon Withycombe, « Lost: Miscarriage in Nineteenth-Century America ».
La rupture comme solution
Plusieurs raisons pouvaient inciter les femmes du XIXe siècle à se réjouir d’un avortement spontané. Les autrices des journaux intimes et des lettres que Withycombe a pu consulter n’avaient qu’un accès limité à la contraception et pour elles, la vie adulte était une interminable succession de grossesses (Withycombe décrit la vie des femmes du XIXe siècle comme « vingt ou trente années de grossesses, accouchements et allaitement ininterrompus »).
Ces femmes exprimaient un soulagement tout particulier à l’occasion d’une fausse couche quand leurs familles connaissaient des difficultés financières ou lorsqu’elles vivaient dans des conditions de vie particulièrement dures.
La vie, davantage un fardeau
Alice Grierson, une des femmes évoquées dans le livre, se sépara physiquement de son mari en 1871 lors de la mort de leur septième enfant à l’âge de trois mois. Dans une lettre qu’elle lui adresse, elle décrit une relation à la reproduction montrant clairement à quel point de nombreuses femmes trouvaient épuisants les accouchements sans fin: « J’ai accepté l’existence de Charlie comme une chose naturelle, sans joie ni chagrin. J’ai regretté celle de Kirkie, car elle lui succédait trop vite. Robert a été celui le plus près d’être reçu avec joie, plus que tout autre. Edie a été accueillie avec bonheur, dès que j’ai su que c’était une fille… Henry lui a succédé trop vite pour me permettre de me reposer autant que je l’aurais voulu… et je te l’ai dit avant qu’il atteigne l’âge d’un an, que j’aurais préféré mourir plutôt que d’avoir un autre enfant, et pourtant à peine fût-il sevré que Georgie naissait… Je crois fermement que cela m’a blessée, dès que je l’ai sevré je suis immédiatement retombée enceinte, mes nerfs sont devenus si irritables que la vie, depuis, m’est davantage un fardeau qu’autre chose.»
Alice Grierson explique à son mari qu’elle est partie à cause de sa si grande crainte de retomber enceinte: « Nous connaissons tous deux cette chose, qui adviendra inévitablement si le bon Dieu permet que nous nous revoyions, et nous sommes tous deux tout à fait conscients des conséquences susceptibles d’en découler ». Withycombe écrit: « Je connaissais bien les chiffres et j’avais entendu les statistiques » concernant la taille des familles dans l’Amérique du XIXe siècle, « mais la lettre de Grierson donne de la netteté à la réalité vécue ».
Si même Alice Grierson, une bonne mère du XIXe siècle, a préféré se séparer totalement de son mari plutôt que de risquer une nouvelle grossesse, on peut raisonnablement penser qu’une fausse couche aurait été appréhendée de manière bien différente d’aujourd’hui pour une femme dans cette situation.
Soixante-dix causes de fausse couche
Et puis il y a le fait qu’au XIXe, avant l’avènement de l’imagerie médicale et des soins prénataux systématiques, de nombreuses fausses couches se déroulaient sans tambour ni trompette. Aux XVIIIe et XIXe siècles, les médecins affichaient une certaine perplexité quant à ce qui pouvait « compter » comme une fausse couche, et de toute façon, la plupart des femmes ne les consultaient pas lorsqu’elles étaient enceintes.
Withycombe cite une série de livres publiés en 1749 par le médecin allemand Johann Storch, qui maîtrisait plus que vaguement le concept de ce qui sortait du corps d’une femme lorsqu’elle faisait une fausse couche: « Des choses mousseuses », « de la matière fâcheuse », « de petits bouts charnus », « des êtres inutiles ». Cette indétermination – s’agissait-il d’un avortement spontané ou simplement de menstrues très retardées? – peut avoir provoqué chez les femmes une réaction de distanciation émotionnelle vis-à-vis des stades précoces de leurs grossesses.
En outre, les causes du phénomène leur étaient à peu près inconnues et cette ignorance leur permettait de ne pas être trop tarabustées. Aussi tardivement que les années 1870, écrit Withycombe, un médecin publia une liste prodigieuse de causes potentielles de fausses couches: « Parmi presque soixante-dix causes distinctes il citait: les hémorroïdes, le cancer, les fissures anales, les purgatifs énergiques, les vers, les calculs vésicaux, l’allaitement, la douleur et le choc causés par une extraction dentaire, la syphilis, un excès de relations sexuelles, des maladies ovariennes, l’irritation gastrique, les vomissements chroniques, la toux, les éternuements, la scrofule, l’extrême faiblesse, l’empoisonnement au plomb, l’anémie, la variole, la fièvre, un placenta morbide, les chutes, les coups, le surmenage, le saut, l’équitation, soulever de lourdes charges, la joie excessive, les soucis, la colère, le chagrin de la captivité et la peur de la mort. »
Aucune de ces conjectures sur les causes des fausses couches ne semble être arrivée aux oreilles des femmes dont Withycombe a lu les lettres et les journaux intimes: une seule y mentionne l’idée que ses actes aient pu provoquer une interruption de sa grossesse. Withycombe émet l’hypothèse que le nombre et la diversité même des causes possibles puissent avoir rendu ces préconisations médicales abstraites. En d’autres termes, en se rendant compte qu’elles ne pouvaient rien faire pour éviter tous ces facteurs de risque, les femmes levaient les bras au ciel et continuaient de vivre comme avant.
Attentes culturelles
Withycombe a découvert que, en accord avec la tradition culturelle de leur époque, les femmes dont elle a étudié les journaux intimes ne voyaient pas nécessairement les fœtus de leurs fausses couches comme des personnes. «Pour de nombreuses femmes, écrit Withycombe, ce n’était pas la grossesse qui faisait l’enfant, mais l’accouchement.» Il ne s’agissait pas d’une vérité universelle: Withycombe a découvert quelques exemples de femmes qui avaient une perception très forte de leur bébé.
En 1866, une certaine Lucy Garrison écrivit une lettre dans laquelle elle appelait son fœtus « Katherine » et où elle disait: « L’enfant me laisse à peine le loisir de placer un mot, quelle bavarde à un si jeune âge! ». Mais l’idée moderne selon laquelle une femme « connaîtrait » intimement son fœtus et le considèrerait comme une personne à partir de la conception n’avait rien d’ordinaire.
Unique devoir de porter des enfants
Dans un chapitre aussi terrifiant qu’intriguant, Withycombe raconte comment dans la seconde moitié du XIXe siècle, à mesure que l’embryologie progressait et que l’attention scientifique se tournait vers le fœtus, les médecins qui s’occupaient de femmes ayant fait des fausses couches mettaient la main sur le produit de ces avortements spontanés pour les étudier. Il arrivait qu’ils aient recours à des supercheries (ces histoires sont terriblement dérangeantes) mais parfois, ils repartaient en emportant un spécimen fœtal avec le consentement total de la femme et de la famille pour qui il n’avait tout simplement aucun poids émotionnel.
Enfin, c’est dans les attentes culturelles qu’il faut chercher la raison pour laquelle les fausses couches n’inspiraient pas toujours de la tristesse. Même à la fin du XIXe siècle, alors que la société considérait de plus en plus la maternité comme l’expression ultime de la vie des femmes, celles-ci n’envisageaient pas nécessairement les fausses couches comme un échec. C’était ce que Withycombe qualifie « d’espace de liberté » dans une vision patriarcale généralement oppressive de leur existence.