Les chefs d’entreprise changent de comportement. Alors que la République démocratique du Congo s’est engagée à améliorer son climat des affaires afin d’attirer davantage d’investissements dans le pays, voilà que les mœurs des fonctionnaires et agents de l’État, selon le rapport qu’ils ont à l’argent, ne sont plus de nature à inciter les patrons à s’investir pleinement dans les affaires au pays. En tout cas, les chefs d’entreprise disent leur ras-le-bol, agacés par les actions des fonctionnaires et agents de l’État qui s’apparentent désormais à un « gangstérisme financier » sous le couvert du service public.
Dans les milieux d’affaires, à Kinshasa et à l’intérieur du pays, selon ce qu’on en rapporte, les nerfs sont à vif.
La récente décision du 1ER Ministre, Bruno Tshibala Nzenzhe, suspendant le contrôle par les régies financières dans les entreprises et sociétés à travers le pays, est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. En effet, les chefs d’entreprise ne comprennent pas que les régies financières passent outre la mesure du gouvernement. Pire, des fonctionnaires et agents de ces régies se présentent aux chefs d’entreprise avec des ordres de mission antidatés.
Malgré les charges patronales et le fardeau de l’impôt sur les entreprises – rien que de très classique -, les patrons ont désormais le sentiment que les tracasseries des administrations publiques (régies financières, parquet, brigade des crimes financiers, cours et tribunaux, services…) sont un vrai casse-tête chinois. Elles se multiplient et en rajoutent même au climat des affaires déjà malsain, ne serait-ce qu’à cause de la crise financière.
Grand désamour
Disons, entre les opérateurs économiques et les administrations publiques – toutes, sans distinction -, ce serait plutôt grand désamour, défiance et prudence. La conséquence de cette situation est que les chefs d’entreprise sont de plus en plus aux abonnés absents. La plupart d’entre eux ont déserté le bureau. « Ne venez surtout pas m’y chercher avant 18 heures », a souvent l’habitude de nous dire un patron, transitaire en douane. Motif : « Je suis fatigué d’être tout le temps embêté par ces agents de l’État qui n’ont qu’un discours à la bouche : l’argent ». La journée, ce patron travaille soit à la maison, soit à son « petit » bureau privé tenu secret. Un autre opérateur économique témoignage qu’il lui arrive parfois de changer de numéro de téléphone, « quand les agents de l’État en font un peu trop », dit-il.
« Ces hommes n’ont aucune idée de ce que vivent les chefs d’entreprise comme difficultés managériales », râle Henri Toko. « Dans notre pays, les entreprises sont écrasées et épuisées alors qu’elles ont le rôle de créer la richesse et de donner du travail à la population. Beaucoup sont en burn out parce que prises dans des exigences contradictoires et des frustrations intenses dues aux pratiques en vigueur des agents de l’État souvent au détriment de ce dernier ». Henri Toko s’étonne que l’État lui-même ne puisse rien dire, ni rien faire pour mettre fin à ces « pratiques éhontées d’un autre âge » qui perdurent depuis plusieurs années. Pour lui, c’est un « symptôme de problème de vision économique » dans notre société.
Ici et là, on se plaint des « interventions intempestives » des services relevant de la sécurité nationale dans les affaires économiques « ordinaires ». Jean Pierre M. se souvient d’avoir été « convoqué » à plusieurs fois par les « services » pour des dossiers de son entreprise, lesquels n’avaient rien à voir avec la sécurité du pays. « Je me suis souvent entendu demander de prouver l’origine de telle ou telle importante somme d’argent encaissée par mes sociétés », témoignage-t-il. À propos des créances des entreprises dans le cadre du paiement de la dette intérieure, justement, les services de l’État rôdent comme les faucons prêts à fondre sur la proie.
Sur le remboursement de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), les exemples sont légion. Isidore Kayembe nous confie que son entreprise devait encaisser une bagatelle de 50 millions de dollars au titre de la TVA remboursable. « Il a fallu exécuter quelques tours de passe-passe pour toucher cette somme pour la simple raison que celui qui a la dernière signature demande sa part du gâteau, sans compter les pressions pécuniaires des services de l’État. En clair, il faut laisser des plumes. Dans notre cas, il a fallu renoncer à la moitié du montant à toucher. C’est à prendre ou à laisser. Sans blague ! » François Yogo, qui est dans le bois, ne donnait jamais suite aux « sollicitations » des agents de l’État qui défilaient chaque jour à son bureau. À l’époque, il évoluait dans le giron de Yoshad Production, un label protégé de Kongolu Mobutu, fils de son père. Une marque d’intouchabilité vis-à-vis des administrations publiques que l’on s’octroyait moyennant espèces sonnantes et trébuchantes. « J’ai eu tort car mes propres employés ont commencé à livrer des secrets de l’entreprise aux agents de l’État après la chute du régime. »
Jusque-là, les patrons se contentaient de revendications corporatistes. Les uns demandaient des baisses de charges patronales en promettant monts et merveilles en termes d’emplois. Les autres, un abaissement de l’impôt sur les sociétés pour inciter les entreprises à maintenir et accroître les investissements… Le message a été reçu 5 sur 5 par le gouvernement qui a ratissé large en convoquant, du 11 au 14 septembre, tous les acteurs de la vie en société à un forum national sur la réforme du système fiscal en RDC. Organisé par le ministère des Finances, sous la houlette du président de la République, Joseph Kabila Kabange, avec le concours des organismes internationaux, le forum a été voulu avant tout comme « un débat sans tabous ». Les corporations patronales y ont pris la parole pour montrer qu’elles ont leur mot à dire dans la gestion de l’économie du pays.
Pour Lucien Mpuela, un septuagénaire à la tête de plusieurs entreprises en RDC depuis les années 1970, « aucun homme d’affaires sérieux, qu’il soit Congolais ou expatrié, ne peut exercer aujourd’hui dans notre pays ». Il explique que ce n’est pas un problème des textes parce que la RDC a de meilleurs textes en matière d’investissement. Mais ce sont les tracasseries, mieux les pressions pécuniaires que les fonctionnaires et agents des services publics, sous couvert du mandat de l’État, exercent chaque jour sur les chefs d’entreprise. « La jeune génération de patrons est beaucoup plus sensible à ces mauvaises pratiques que beaucoup de leurs aînés. Ils ne comprennent pas que l’entreprise qui est au cœur du développement de la société, elle-même en crise, puisse être la vache à lait des administrations publiques », souligne-t-il. C’est ainsi que, il y a quelques années, poursuit-il, la plupart des chefs d’entreprise estiment légitime de décapitaliser et/ou délocaliser leurs investissements.
« Besoin d’air »
Selon une récente enquête du Centre d’études stratégiques Alter (CESA), il existerait actuellement au pays moins de 700 grandes entreprises et industries. La plupart de ces unités de production sont des capitaux étrangers : occidentaux, chinois, indiens, libanais… Selon le constat du CESA, l’économie de la RDC est aujourd’hui « une économie blessée et déchirée ». Les poches de pauvreté sont visibles, tout comme le triste sort des jeunes. Sans avenir, ils sont devenus d’« insupportables geignards ». Conséquence : la violence flambe dans les quartiers populaires. Et d’expliquer que dans cette situation socio-économique de précarité, l’entreprise est sans nul doute l’une des « planches de salut » parce que pourvoyeuse d’emplois pour les jeunes.
Asphyxiés financièrement par les fonctionnaires et agents de l’État, sous le couvert du service public, les patrons ont « besoin d’air » pour pérenniser leurs investissements en RDC. « Cela doit finir. Désormais, les gens voyagent beaucoup, ils mesurent le décalage entre notre pays et le reste du monde. Voilà pourquoi les patrons demandent que la RDC qui aspire à l’émergence, se mette au diapason des autres nations émergentes », raconte Thomas Bonzali du CESA.
Claude Tshiunza, la vingtaine, travaillait à la City à Londres quand, en 2013, son père le convainc à abandonner le confort de la vie pour venir prendre les rênes des entreprises familiales au pays. L’apprentissage à l’ombre du père, avant de reprendre les commandes des affaires familiales, a tourné court au bout de trois mois seulement. « Je ne peux pas travailler dans un environnement des fous. J’avoue que j’ai pété les plombs », confesse-t-il. Il reprit son avion pour l’Europe malgré l’insistance de son père pour le dissuader.
En effet, raconte-t-il, il s’étouffait de rage devant des fonctionnaires et agents de l’État de différents ministères et autres services publics, qui, sous n’importe quel prétexte, venaient à son bureau pour des rentes indues. Quand il cherchait à comprendre pourquoi on lui soumettait à de telles pressions financières, on lui expliquait que c’étaient les pratiques en vigueur. « Et ça se passe ainsi », parfois avec la complicité des travailleurs de la société. Son père, aujourd’hui âgé de 67 ans, en a l’habitude. Il avait créé sa première entreprise dans les années 1980, profitant de la position politique de son père, dignitaire du régime de Mobutu. Le papa de Claude se dit aujourd’hui fatigué. Fatigué de constater que « la situation ne change pas ». Au contraire, elle empire.
« Dans les années 1950 et 1960, voire 1970, il y avait les fonctionnaires et agents de l’État comme il y en a maintenant. Mais ils faisaient bien leur travail. Oui, me dira-t-on, ils étaient bien rémunérés à l’époque mais ils avaient l’éthique professionnelle. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, tous les services de l’État fouinent leur nez partout où ça sent l’odeur de l’argent. Même les services, la justice, etc. sont entrés dans la danse au point que les chefs d’entreprise sont souvent obligés, soit de fermer le téléphone, soit de déserter le bureau, soit encore de voyager », confie-t-il.
Question de stratégie ?
Ulcéré par les tracasseries administratives à outrance et souvent sans motif réel, le père de Claude Tshiunza, qui a requis l’anonymat, souligne que des seniors, comme lui, envisageraient fermement de prendre congé des affaires pour s’éviter l’infarctus cérébral. Les uns pensent à un mandat électif au Parlement, en guise de retraite, loin du monde des affaires devenu un vrai casse-tête chinois. Pas facile de tirer un trait définitif sur les affaires, estime, par contre, Damien Lukoki. Ce jeune entrepreneur qui a hérité de son père, un riche homme d’affaires de la région de Mbanza-Ngungu dans la province du Kongo-Central, n’a pas de mots moins durs pour dénoncer les pratiques au sein des administrations publiques vis-à-vis des entreprises.
À 35 ans, il vient de France. Il ne demande « rien à la RDC ». Lui, il a apporté son argent, ses diplômes, son énergie et sa volonté pour le développement de ce pays. Et il dit qu’il ne va pas se laisser « enquiquiner par une bande de fonctionnaires qui veulent vivre au-dessus de leurs moyens sur le dos des entrepreneurs ».
Dominique Lubanzinzila n’a pas eu « le temps » d’implanter sa petite société dans la province d’origine de son père, Lomami. Le jeune entrepreneur en rit de colère. Il l’a finalement montée en Côte-d’Ivoire. « Là au moins, ils m’ont accueilli à bras ouverts tout en me proposant des conditions alléchantes », raconte-t-il. Pour lui, c’est le signe que les administrations publiques par leurs mœurs pourrissent le climat des affaires en RDC.
Alfred van Bever est un Belge dont les parents sont arrivés au Congo en 1956. Patron d’une petite entreprise dans l’alimentaire, il accuse sans nuances les administrations publiques d’avoir « vendu le Congo aux Chinois, Indiens, Libanais et autres et de favoriser outrageusement les chefs d’entreprise sans scrupules au détriment des vrais patrons de la RDC. Il se dit convaincu que la situation va empirer et que c’est pour cette raison là que la plupart des expatriés, notamment occidentaux, quittent le pays. D’après AVB, les opérateurs économiques occidentaux représentent actuellement une petite communauté par rapport aux autres communautés asiatiques et du Moyen-Orient. « Ils viennent s’installer plus nombreux que jamais parce qu’ils se font protéger des parapluies au sein du gouvernement, de l’armée et la police, de la magistrature ainsi que des autres institutions politiques », déclare-t-il.
Dans leur corps défendant, des fonctionnaires et agents de l’État balaient du revers de la main toutes les critiques portées contre eux, surtout celle de la course effrénée vers les 3 V (vestes de rigueur, belles villas et beaux véhicules). Ils disent qu’ils sont « mal payés », que les conditions de travail sont « mauvaises »… C’est pourquoi ils se livrent à la truandaille et au racket des opérateurs économiques. Plusieurs études ont montré que les mauvais salaires payés dans les administrations publiques ne sauraient justifier les mœurs des fonctionnaires et agents de l’État. En effet, même là où les salaires sont décents, à commencer par les ministres et les autres hauts fonctionnaires de l’État, on ne se détourne guère de ces pratiques décriées de la corruption passive ou active. Selon les mêmes études, les fonctionnaires et agents de l’État ont perdu le sens de l’éthique professionnelle et de la mesure. Le problème est d’ailleurs caractériel dans la société congolaise qui semble avoir perdu tous les repères moraux depuis quelques décennies.
Question de prudence ?
Cette crise de conscience a fait voler en éclats la société en tant que civilisation. C’est-à-dire en tant qu’ensemble des connaissances, des mœurs et des idées d’un pays considéré comme civilisé. Sur l’inaction de l’État à réprimer sa propre instrumentalisation par ses propres mandataires à travers leurs pratiques vis-à-vis des chefs d’entreprise, les patrons ne savent plus trop quoi en penser. Et pour cause : « Tout a été dit », déclare Claude Tshiunza. « Ce qui reste à faire, c’est de réconcilier les Congolais avec l’entreprise », dit-il. Comment ? « Si l’État ne consacre pas d’efforts particuliers à assainir l’environnement économique, ce n’est pas par désintérêt. Ou par peur, comme le disent certains détracteurs, de ne pas bien maîtriser devant les patrons les sujets économiques. Il s’agit de stratégie : le pouvoir qui ne fait pas preuve de bonne gouvernance économique, sait que le monde patronal ne le porte pas à cœur ».
Les patrons n’ont plus qu’une oreille attentive à l’évolution du processus électoral. L’avènement de Samy Badibanga Ntita à la primature avait suscité une lueur d’espoir parce qu’il appartient au monde patronal. Aujourd’hui, le comportement de la plupart des grands patrons ne fait pas mystère de leur choix, du moins en privé : le changement de leadership économique. Ils vont soutenir celui qui est à même de préserver leurs « intérêts ». Certains patrons regrettent amèrement que l’esprit libéral qui a soufflé sur le pays jusque dans les années 1980, soit en train de disparaître. « C’est dommage, car il y avait là une belle occasion de faire les affaires ».
Dans l’ensemble, les patrons se contentent de conserver l’outil de production.
Les uns préfèrent désormais renvoyer systématiquement leurs interlocuteurs vers leurs collaborateurs immédiats et désertent le head office. D’autres passent plus de temps à l’étranger pour se mettre à l’abri des pressions de tous genres. Dans tous les cas, les patrons attendent les « jours meilleurs » pour relancer leurs activités. La Fédération des entreprises du Congo (FEC), principale corporation patronale dans le pays, en appelle à « l’émergence d’un État fort doté d’une administration compétente, sur lequel le secteur privé devrait s’appuyer dans le cadre d’un partenariat durable, sincère et constructif ».
Vu de la FEC, le climat des affaires ne peut s’améliorer que lorsqu’un « débat fécond » est entretenu durablement entre l’État et les acteurs privés. Et ce débat fécond doit être suivi d’« effets concrets ». Dans les milieux d’affaires, on est persuadé que développer les capacités de production des biens et services permettra de tirer le meilleur parti des cycles de croissance et de résister aux situations de crise. Les entreprises prennent suffisamment déjà un risque politique pour ne pas revendiquer un maximum de stabilité de la part de l’État.
Avec le Produit intérieur brut (PIB) le plus important d’Afrique subsaharienne francophone, selon la Banque africaine de développement (BAD), la RDC est désormais dans le timing de vanter sans relâche les « valeurs du travail, du mérite et de l’effort ». Quitte au passage à pointer du doigt « les patrons voyous » qui s’octroient « des parachutes dorés », histoire de bien faire la différence entre « vrais » et « mauvais » patrons. Si l’on en croit le dernier rapport de la BAD, la RDC, 12è du classement des pays les plus riches en Afrique en 2017, a triplé la taille de son économie en 12 ans. Et le pays devrait totaliser au terme de cette année, 44,7 milliards de dollars. Premier producteur de cuivre du continent, la RDC devrait connaître une croissance de 2,4 % en 2017, pouvant atteindre 5,2 en 2018 du fait de la remontée des prix des matières premières, projette la BAD. Si elle parvenait à surmonter son instabilité politique, la RDC deviendrait une grande nation industrielle en si peu de temps. Mais restons prudents, il faut « moraliser le capitalisme »