EST-CE une expropriation de fait programmée ? Les images qui circulent montrent la clôture de l’hôtel Karibu détruite au bulldozer sans ménagements. On voit aussi le boisement, ce joyau écologique fruit des décennies d’efforts patients d’aménagement et jadis unique espace vert et source d’oxygène dans la ville de Goma, complètement ravagé à la tronçonneuse et à la machette. On voit également la concession (extension) de 15 ha morcelée en parcelles, comme le montrent les bornes sur certaines images. Enfin, d’autres images montrent des cabanes et des constructions en dur.
Selon des témoignages recoupés qui nous parviennent, tout a commencé le samedi 20 octobre, peu après 16 heures, quand des géomètres du cadastre ont procédé à la pose des bornes, en présence d’Eliab Munyembabazi, le conservateur des titres immobiliers de la circonscription foncière de Goma, et d’un officier de la police nationale. Et pourtant, pour de nombreux voyageurs de passage à Goma, le complexe hôtelier Karibu est tout un symbole, chargé de beaucoup de souvenirs individuels et/ou collectifs.
Après avoir suivi de Kinshasa, à plus de mille lieues (2 000 km), ce qui s’est passé à Goma sur le site de l’hôtel Karibu, la rédaction de « Business et Finances » a sollicité et obtenu un rendez-vous avec Victor Ngezayo. Le président-directeur général de la société TOURHOTELS propriétaire de l’hôtel Karibu, venait de donner une conférence de presse le 8 novembre au chef-lieu de la province du Nord-Kivu, et d’adresser une correspondance à Bruno Tshibala Nzenzhe, le 1ER Ministre, le 16 novembre à propos de cette affaire.
D’habitude homme discret, se tenant volontairement à l’écart de la politique pour se consacrer uniquement à ses affaires, Victor Ngezayo a accepté de nous rencontrer pour en parler.
C’est dans la matinée du dernier jeudi du mois de novembre que cet homme d’affaires bien connu et respectable a bien voulu nous recevoir.
La rencontre a eu lieu sur l’une des terrasses dominant le majestueux fleuve qu’est le Congo à l’hôtel Kempiski, l’un des plus huppés de Kinshasa, la capitale de la République démocratique du Congo. Arrivés avec quelques minutes de retard sur l’heure fixée, nous avons été tout de suite reçus.
Après les échanges de salutations et d’amabilités qui ont inévitablement détendu le début de notre entretien de plus d’une heure, Victor Ngezayo nous paraissait plus accessible, contrairement à ce qu’on nous avait dit de lui. Sa chemise à petits carreaux, sa chevelure et sa fine moustache poivre-sel, sa paire de mini boots achevaient de lui donner l’air d’un citoyen comme les autres, un peu comme aiment bien paraître les grands patrons aux États-Unis. Simple, normal !
Surprise enfin : cet homme assis sur des millions de dollars d’investissements dans l’agriculture, l’agropastorale et l’industrie hôtelière depuis une quarantaine d’années sait se confier. Il nous a parlé comme un père raconte à ses enfants son parcours du combattant.
Le dernier des Mohicans
Dès le début de notre entretien, donc, Victor Ngezayo est dans toute la splendeur de son rang, du nom de la famille qu’il porte et de sa réputation d’homme d’affaires respectueux envers les lois et les règlements du pays. Pédagogue, proche et solidement planté dans le fauteuil, il a débuté son propos par nous rappeler qu’il est le dernier survivant de la race des self-made men des années 1970, qu’on pouvait compter sur les doigts de la main et qui ont fait la fierté de l’économie nationale.
Il cite quelques noms emblématiques : Jeannot Bemba, Augustin Dokolo Sanu, Augustin Kisombe Kiaku Muisi… Un détail qui n’est pas anodin à ses yeux. Une façon de nous dire que ces hommes qui ont sacrifié les plus belles années de leur vie à créer de la richesse et donner du travail à des milliers de compatriotes, méritent, comme il se doit, la reconnaissance et des égards de la part de l’État.
Le Zaïre de Mobutu pouvait s’enorgueillir de ses self-made men, qui ne devaient leur réussite sociale qu’à eux-mêmes. Partis de rien, ils étaient devenus millionnaires en dollars grâce à leur détermination et leur patriotisme. De cette génération dorée, il ne reste plus que Victor Ngezayo.
« J’ai beaucoup fait dans ce pays et pour ce pays. C’est moi qui ai développé l’économie de Beni, notamment grâce au café. J’ai suscité et révélé beaucoup d’hommes d’affaires qui se reconnaissent en moi dans cette partie du pays… Bref, je suis la locomotive dans le Grand Nord où j’ai investi dans l’agriculture, l’agropastorale, l’hôtellerie et dans bien d’autres secteurs », nous confie-t-il.
Les pillages de tous nos malheurs
La destruction sauvage du tissu économique en septembre 1991, puis en janvier 1993, et ajoutée à cela la guerre (1996-2003) sont venues donner un coup d’arrêt à l’activité économique florissante dans le pays, surtout dans le secteur de l’agriculture. Conséquence : le pays est désindustrialisé et beaucoup d’opérateurs économiques ne se remettront plus de ces pillages.
Depuis vingt ans, Victor Ngezayo, issu d’une famille pour laquelle l’hôtellerie et le tourisme sont une passion vraie, se bat pour récupérer « ses » biens, notamment immobiliers, qui ont été saisis ou occupés par l’État (en premier, Hôtel Okapi à Kinshasa, Park Hôtel à Lubumbashi), nous déclare-t-il.
Trajectoire
En 1972, Victor Ngezayo créa TOURHOTELS, une chaîne hôtelière d’ampleur nationale, avec des partenaires étrangers et zaïrois. Ce fut le déclic d’une aventure qui déboucha sur la création de quelques hôtels célèbres implantés dans l’Est du pays (Masque Hôtel) et à Kinshasa (Hôtel Okapi). En 1981, il racheta Park Hôtel, l’ex-Léopold II, fondé en 1929, une institution du centre-ville de Lubumbashi. Quand éclata la guerre, en 1998, cet hôtel fut occupé jusqu’en 2003. L’Hôtel Okapi à Binza Météo dans la capitale vandalisé puis squatté par des éléments de l’armée après les pillages de triste mémoire jusqu’à ce jour.
Ces épisodes des pillages et de guerre sont loin de le détourner de sa vocation d’homme d’affaires. Combattu mais jamais abattu, Victor Ngezayo réaffirme, la main sur le cœur que son métier c’est les affaires. « Je ne m’ingère pas de la politique. C’est pourquoi je n’ai jamais été inquiété », poursuit-il d’un air rassurant.
Une affaire bien gênante
Ce rappel historique rapidement fait, il répond alors directement, habilement sans jamais chercher de faux-fuyants sur l’affaire de l’hôtel Karibu, recourant souvent à des documents bien gardés et rangés dans un petit sac de collégien en cuir, et qui constituent un dossier en béton pour étayer ses propos.
L’affaire de spoliation de la concession et de destruction de la clôture de l’hôtel Karibu est « bien gênante », voire « dérangeante », avouent plusieurs personnes à Goma. Julien Paluku Kahongya, le gouverneur du Nord-Kivu, dont on dit être à la manœuvre semble rester sur sa ligne depuis le début de cette affaire, rapporte-t-on. Le personnel de l’hôtel Karibu reste sur sa faim. Tout comme dans la ville basse, où l’on s’attend encore à une décision de justice.
Même dans la ville haute, des personnes interrogées par « Business et Finances », disent ne pas approuver la démarche du Gouv’. Comble de tout dans les milieux d’affaires locaux, on redoute que ce qui arrive aujourd’hui à Victor Ngezayo, ne se produise demain pour les autres.
Pour ces personnes, « le moment choisi » ne serait pas un fait du hasard. C’est le moins que l’on puisse dire à quelques encablures de l’échéance électorale du 23 décembre. Victor Ngezayo, lui-même, est convaincu que la spoliation de la concession de l’hôtel Karibu tient à un fil : la vente des parcelles, tenant compte de la valeur de l’immobilier actuellement à Goma.
Pour le moment, un lopin de terre au bord du lac Kivu coûte environ 50 mille dollars. Et dans le lotissement programmé du site de l’hôtel Karibu, il est prévu quelque 200 à 250 parcelles, ce qui fait une rondelette somme de 12.5 millions de dollars. Le prix du mètre carré ne cesse de grimper à Goma. Malheureusement, l’aménagement du chef-lieu du Nord-Kivu, comme d’ailleurs dans la capitale, ne se passe pas, toujours, dans la limite du droit. C’est sûr, on parlera longtemps encore de l’affaire de l’hôtel Karibu, notamment à cause des « excès » de certains gouvernants et du non-respect des décisions de justice.