Igor Setchine, l’homme qui souffle à l’oreille de Poutine

Comment le « Machiavel russe » a convaincu Poutine de changer de stratégie. Il murmure à l’oreille de Vladimir Poutine. PDG du géant pétrolier russe Rosneft, Igor Setchine a convaincu le maître du Kremlin de changer de politique. L’Arabie saoudite et son puissant prince héritier MBS en ont fait les frais.

C’EST le nouveau Monsieur Niet, un personnage intrigant, machiavélique, discret, mais très écouté. Proche parmi les proches de Vladimir Poutine, c’est lui qui a convaincu le maître du Kremlin de rompre avec l’OPEP. Lui ? Igor Setchine, le très puissant PDG du géant du pétrole russe Rosneft. Cheveux courts, mâchoire carrée, regard impassible, l’homme a l’allure classique de l’oligarque dominateur. Âgé de 59 ans, Setchine est en vérité beaucoup plus que ça. Ancien vice-1ER Ministre de l’Énergie, il est au cœur de tous les secrets du régime, à l’intersection de la politique et de la technostructure militaro-industrielle. Il est surtout l’homme qui murmure à l’oreille du président russe. 

Depuis fin 2016, la politique de Moscou est calquée sur celle de Riyadh. Pour soutenir les cours, les deux pays ont diminué drastiquement leur production. Une politique qui déplaît à Igor Setchine. Le patron de Rosneft estime que la réduction de la production russe favorise les États-Unis. « Une menace stratégique » pour le pays, dit-il à Poutine. 

Fin février, quand le prix du baril se met à plonger à la suite de la crise du coronavirus et au ralentissement de l’économie chinoise, l’Arabie saoudite est déterminée à poursuivre sur la même voie. Le prince héritier Mohammed ben Salmane est prêt à réduire d’un million de barils la production du royaume. Il est disposé à entraîner Moscou dans son sillage. La chute du prix du baril est une plaie pour Riyadh. Mais la Russie a plus de marges de manœuvre. Elle calcule son budget autour d’un baril de 40 dollars. 

À la réunion extraordinaire de l’OPEP début mars à Vienne, Moscou campe donc sur une position dure. Pas question de réduire la production. L’alliance avec l’OPEP vole en éclats. La Russie et l’Arabie saoudite opèrent un virage à 180 degrés. Riyadh décide d’augmenter sa production de 25 % à près de 13 millions de barils/jour. Idem pour Moscou. Le pays vise 500 000 barils supplémentaires dans un avenir proche, a indiqué le ministre de l’Énergie Alexandre Novak. Et tant pis si les cours s’effondrent.

« Roulette russe » 

Derrière, ce changement de stratégie, les experts de l’or noir ont reconnu la patte d’Igor Setchine. Le directeur exécutif de l’Agence internationale de l’énergie Fatih Birol l’a accusé à mi-mot de « jouer à la roulette russe » avec le pétrole. Il est vrai que Setchine est un jusqu’au-boutiste, peu porté à l’art du compromis. L’ancien 1ER Ministre Dmitri Medvedev le fuyait comme la peste. Dans le clan des « siloviki », ces officiers issus du service de sécurité, il fait partie des durs. L’oligarque Vladimir Evtouchenkov, propriétaire du groupe pétrolier Bachneft, rechignait à lui vendre son entreprise. Il s’est retrouvé en résidence surveillée pendant un an et a été condamné à payer une amende de 1,9 milliard d’euros en raison de la réorganisation qu’il aurait menée avant que sa compagnie ne passe sous le contrôle de Rosneft. 

Paré d’une ribambelle de surnoms (le Richelieu russe, le Machiavel du Kremlin, Dark Vador), Igor Setchine est coutumier des coups tordus. En 2003, il profitait de l’arrestation de Mikhaïl Khodorkovski et du dépeçage de sa compagnie Ioukos pour en récupérer les plus beaux morceaux. Dix ans plus tard, bis repetita, il reprenait pour 55 milliards de dollars à un trio d’oligarques le numéro trois du pétrole russe TNK-BP. 

Aujourd’hui, Rosneft est un géant de plus de 230 000 personnes dont la capitalisation dépasse celle de Gazprom. Son PDG est un des dirigeants les plus influents de la Fédération. Intouchable ? Poutine a récemment renouvelé sa garde rapprochée en promouvant des quadras et en poussant vers la sortie quelques-uns de ses vieux compagnons. Il s’est cependant abstenu de s’en prendre à Setchine. 

Comme vice-1ER Ministre, le patron de Rosneft a la haute main sur la politique énergétique de Moscou en Amérique latine. C’est aussi lui qui a mené les négociations de la commande des porte-hélicoptères français Mistral. « Il est ouvert et convivial et, parmi la bande de Saint-Petersbourg, fait clairement partie des gens qui comptent », nous disait Henri Proglio, ancien PDG d’EDF.

Magnat de l’or noir

Totalement dévoué au maître du Kremlin, Setchine n’est cependant pas un godillot. Il sait se faire entendre. Et n’hésite pas à s’opposer à son mentor. « Il a refusé de verser à l’État russe les 50 % de dividendes que réclamait Poutine, indique Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du centre Russie à l’Institut français des relations internationales. Après un bras de fer, c’est le ratio de 35 % qui a été retenu. » Setchine a aussi fait reculer Poutine sur Bachneft. Le président voulait privatiser l’entreprise mais s’est finalement rallié à l’idée de son protégé, qui était de vendre au plus offrant, c’est-à-dire à Rosneft, qui a mis près de 5 milliards de dollars sur la table. Car Setchine n’a pas peur des gros chiffres. 

En 2012, il avait annoncé un plan d’investissement vertigineux de 500 milliards de dollars. Quatre ans plus tard, il acquérait le groupe indien Essar Oil pour 13 milliards. Le plus gros investissement étranger jamais réalisé en Inde. Le plus gros investissement étranger jamais réalisé par la Russie.

Rien ne prédestinait Igor Ivanovitch Setchine à devenir un magnat de l’or noir. Fils d’ouvrier, il n’a pas de formation d’ingénieur et ignore l’univers des hydrocarbures. Né comme Poutine à Saint-Petersbourg, « c’était le type parfait du petit Soviétique comme on les voit dans les livres, il ne buvait pas, ne fumait pas, ne manquait jamais un cours, écoutait attentivement mais parlait peu », se souvient un de ses camarades cité par le site Slate.

À l’université, il fait du droit et se spécialise dans les langues, notamment le français, l’espagnol, le portugais – qu’il parle à la perfection – et le japonais. La panoplie du parfait espion ? Son profil intéresse le renseignement militaire soviétique, qui l’envoie comme interprète au Mozambique et en Angola. De cet épisode de sa vie, on sait peu de chose. Les rumeurs disent qu’il a frayé avec le sulfureux marchand d’armes Victor Bout. 

À la fin des années 1980, il retourne en URSS, passe un doctorat d’économie et enseigne à l’université. En 1990, lors d’un voyage à Rio, il rencontre Poutine, de huit ans son aîné. Derrière l’aspect passe-muraille de l’ex-agent du KGB, Setchine perçoit-il le potentiel d’un futur tsar ? Il décide en tout cas de lier son destin à celui de Vladimir Vladimirovitch. « Durant les premières années de Poutine comme adjoint du maire de Saint-Petersbourg Anatoli Sobtchak, il devient son homme à tout faire, indique Tatiana Kastouéva-Jean. Il gère son agenda, l’attend devant l’ascenseur, va le chercher à l’aéroport. »

Un joueur d’échecs 

En 1996, Sobtchak perd les élections. Poutine part à Moscou et emmène Setchine. Lorsque, quatre ans plus tard, il succède à Eltsine, son protégé devient le chef adjoint de l’administration présidentielle. Tous les visiteurs qui veulent un rendez-vous avec le nouveau maître du Kremlin doivent passer par lui. En 2004, Setchine est propulsé à la tête du conseil d’administration de Rosneft. Sa mission : remettre de l’ordre dans le secteur énergétique. Pour doper la productivité des compagnies, Moscou les met en concurrence. Setchine exécute la nouvelle doctrine avec zèle.

En interne, il réveille le mammouth Rosneft, serre les coûts, débauche chez les concurrents, promeut des étrangers au sein des plus hautes instances. Il cote l’entreprise à Londres où il récolte 10 milliards de dollars en 2006. Le conseil d’administration de Rosneft n’a rien à envier à celui d’une major. On y trouve des calibres comme le PDG de BP. Depuis 2017, il est dirigé par l’ex-chancelier allemand Gerhard Schröder. Setchine voit loin et à long terme. Il signe des accords un peu partout : aux États-Unis, au Brésil, en Chine, au Myanmar, au Vietnam, en Norvège, en Italie, en Allemagne, où Rosneft dispose de pas moins de 12 % des capacités de raffinage. « Il a une vraie stratégie globale, dit Pierre Fabiani, expert de l’énergie et ex-directeur de Total. C’est un joueur d’échecs extraordinaire qui a toujours plusieurs coups d’avance. » On vient encore de le voir à Vienne lors de la dernière réunion de l’OPEP. Igor Setchine a réussi à faire rendre gorge à MBS en obligeant l’Arabie saoudite à changer de stratégie. Incontestablement, le plus joli coup du Dark Vador russe.