Depuis la mi-août, les importateurs de ciment gris sont astreints à signer un contrat-programme avec le ministère de l’Économie nationale. Le but de cette mesure est de lutter contre la fraude qui « préjudicie le climat des affaires et l’essor économique du pays », selon ce ministère.
Au ministère de l’Économie nationale, la demande en ciment gris est estimée à environ 3 millions de tonnes par an, alors que la production nationale annuelle ne dépasse guère 500 000 tonnes. Deux cimenteries, la Cimenterie de Lukala (CILU) et la Cimenterie nationale (CINAT) assurent l’essentiel de la production nationale. Pour résorber le déficit, le gouvernement a opté pour le partenariat public-privé. C’est ainsi que PPC Barnet, Sinoma et CIMKO sont entrés dans la danse avec l’ambition affichée de produire, chacun, mille tonnes par an.
Fini le régime de faveur
En 2007, le gouvernement avait décidé d’exonérer le ciment gris importé par les entreprises inscrites au programme présidentiel de construction des infrastructures du pays, dénommé « Les Cinq chantiers ». Le ministre de l’Économie nationale, Modeste Bahati Lukwebo, affirme que certaines d’entre elles ont profité de ce régime fiscal – du reste reconnu par le code des investissements et par des conventions particulières – pour commercialiser le ciment importé. Les producteurs locaux, soumis à une fiscalité excessive, se plaignaient de ce régime d’exception et de la fraude qui en a découlé. Ils dénonçaient une concurrence déloyale. Avec la nouvelle mesure gouvernementale, qui consiste à astreindre les importateurs de ciment gris à un contrat-programme, des distributeurs de ciment à Kinshasa craignent que la tension remonte, comme en 2007.
Au plus fort de la crise de 2007, les revendeurs (propriétaires des dépôts de ciment) avaient accusé les distributeurs libanais de prendre en otage le circuit de distribution. À l’époque, CILU avait, à Kinshasa, un réseau de quinze grands distributeurs qui ravitaillaient, à leur tour, les revendeurs de la capitale.
Spéculation sur la vente
Le secteur de la construction avait enregistré une baisse du taux de croissance passant de 8%, en 2006, à 5,6%, en 2007. Ce repli s’expliquait par une offre insuffisante de ciment, consécutive à une situation de quasi-monopole et à la capacité productive limitée des cimenteries du pays. La production n’arrivait pas, par exemple, à satisfaire les besoins en construction des infrastructures dans le cadre du Programme multisectoriel d’urgence pour la réhabilitation et la reconstruction (PMURR). À la fin du premier semestre de 2007, la production cumulée de la Cimenterie de Lukala et de la Cimenterie nationale était de 249 839 tonnes contre 252 372 tonnes en 2006, soit un repli de 1% alors que la demande avait augmenté de 2,6%. La baisse de la production a résulté de différentes pannes enregistrées dans les installations de la Cimenterie de Lukala et des difficultés de trésorerie de la Cimenterie nationale. La pression de la demande, surtout extérieure, a également entretenu la hausse des prix consécutive à la crise du ciment. On avait pensé que le problème de la production à l’usine avait été maîtrisé, après la crise de 2007. Cependant, la pénurie de ciment dans la capitale a persisté en 2008, laissant libre cours à une spéculation sur les prix. Formellement, c’est le ministère de l’Économie nationale qui définit la structure des prix et veille à son application. Mais, dans la pratique, ce n’est souvent pas le cas. Par exemple, en 2008, le sac de 50 kg était passé de 10 à 50 dollars au plus fort de la pénurie, alors que le prix officiel était fixé à 13,5 dollars. Et pour juguler la crise, les ministres qui se sont succédé à l’Économie y sont allés chacun avec sa méthode ou sa recette.
Vente démocratique
En 2008, il y a eu l’opération dite Vente démocratique décrétée par le ministre de l’Économie de l’époque, André-Philippe Futa. Organisée dans l’enceinte de la Foire internationale de Kinshasa (FIKIN), cette campagne fit flop. Futa croyait bien agir au profit de tout le monde, mais des généraux de l’armée et d’autres dignitaires du régime se faisaient livrer du ciment en grandes quantités à l’usine de Lukala, entretenant, par conséquent, la spéculation à Kinshasa. Le producteur Cimenterie de Lukala, se plaignit plus d’une fois des pressions qu’il subissait de la part de ces dignitaires. D’aucuns l’avaient même accusé de vendre la grande partie de sa production à l’extérieur, notamment au Congo-Brazzaville et à l’Afrique du Sud qui construisait des stades pour accueillir la Coupe du monde de football de 2010. Des pirogues remplies de ciment traversaient nuitamment le fleuve Congo, souvent avec la complicité des éléments de la Force navale. Par ailleurs, le rachat de la quasi-totalité du quota du ciment de la Cimenterie de Lukala réservé aux distributeurs de la capitale par le libanais Rasha provoqua l’ire des commerçantes de Kinshasa, qui ne manquèrent pas d’aller exprimer leur ras-le-bol au ministre de l’Économie nationale. C’est dans ce contexte de crise que l’Association de distributeurs de ciment du Congo (ADCCO) vit le jour et devint un partenaire incontournable du ministère l’Économie nationale au grand dament des distributeurs traditionnels qu’étaient les Libanais et les Indopakistanais.
Semeurs de désordre
L’ADCCO manœuvra auprès du successeur de Futa, Joël-Sylvain Bifwila, pour être le seul interlocuteur du gouvernement, alors qu’elle n’avait pas la maîtrise des problèmes du secteur. Elle chercha à se substituer aux producteurs après avoir réussi à écarter du circuit de commercialisation les distributeurs libanais et indopakistanais. Ce qui lui valut des critiques à la pelle. Elle fut notamment accusée d’être « un regroupement de personnes sans adresses connues», qui échappent au contrôle des producteurs en trichant. Sous prétexte de vouloir libéraliser la distribution du ciment, l’ADCCO a semé le désordre dans le fonctionnement du secteur. « Toute personne, commerçante ou consommatrice, est libre d’acheter le ciment auprès des producteurs », clamaient les membres de l’association.La libéralisation prônée par l’ADCCO a aggravé davantage la crise qu’elle ne l’a résolue. En effet, pour se remplir les poches grâce à l’importation du ciment décidée par le ministre Bifwila, certains membres de son cabinet et des proches s’étaient transformés eux-mêmes en distributeurs et/ou importateurs. Une commission de 15 dollars, semble-t-il, était perçue sur chaque tonne de ciment importée.
En voulant trop gagner, ces « importateurs » se sont butés à un obstacle.
Non seulement le ciment importé d’Égypte, de Turquie et de Chine était vendu cher à Matadi, mais il ne répondait pas aux standards du ciment Portland adapté aux régions tropicales. La qualité du ciment importé expose le bâtiment à la dégradation précoce, souligne un expert en construction. La Cimenterie de Lukala a toujours décliné sa responsabilité dans la spéculation sur la vente du ciment. « Ce n’est pas au producteur que nous sommes de surveiller les prix sur le marché », déclare un cadre administratif de la cimenterie. À l’usine de Lukaya, le sac de ciment est livré à 6,8 dollars et, par conséquent, il doit être vendu au détail à 10,5 dollars. En 2008, on avait laissé entendre que le ciment importé de Chine allait coûter 5 à 7 dollars à Kinshasa, et aussi prétendu que celui en provenance de Tunisie ou d’Égypte allait coûter entre 3 et 5 dollars.
Dans cette campagne, la Cimenterie de Lukala fut accusée par la concurrence d’être à la manœuvre pour faire échec à la mesure de libéralisation. Cette dernière avait été prise pour une durée de six mois, juste le temps dont la Cimenterie de Lukala avait besoin pour remettre en service son usine endommagée par les pluies diluviennes.
La valse des prix
Dans chaque crise, chacun essaie de saisir sa chance. En 2008, au Bas-Congo où se trouvent les deux grandes cimenteries du pays, le prix du sac de 50 kg coûtait 13 dollars à Matadi et 18 à Muanda. À Lubumbashi, il était passé spectaculairement de 13 à 20 dollars. Au Kasaï, le prix s’était maintenu à 40 dollars à Mbuji-Mayi et à 30 dollars à Kananga. Le coût très élevé du ciment au Kasaï et au Katanga était dû au long trajet multimodal (la route de Lukala à Kinshasa, puis le fleuve de Kinshasa à Ilebo et ensuite le train d’Ilebo au Katanga via Kananga et Mwene-Ditu, et enfin la route de Mwene-Ditu à Mbuji-Mayi). À Kinshasa, le ciment s’est vendu jusqu’à 25 dollars le sac de 50 kg.
Après la réparation des pannes techniques dans les usines du Bas-Congo, la situation était redevenue normale à Lukaya et Kimpese pour le ravitaillement régulier de la capitale.
Après la crise de 2008, le ciment se vend actuellement à Kinshasa entre 13 et 15 dollars d’un point de vente à un autre. Cette variation des prix relève de la surenchère des distributeurs, qui la justifient par les multiples taxes et le péage sur la route nationale n°1.