Dans les années qui suivirent l’indépendance, les Congolais manifestaient leur empressement d’entrer au gouvernement ou de prendre la direction des entreprises. Dans un élan de nationalisme immodéré, le président Mobutu confiait la gestion des entreprises publiques aux cadres universitaires et aux politiciens. Sous le régime du Mouvement populaire de la révolution (MPR), parti-État, les entreprises publiques ont été gérées comme des « biens privés » ou « sans maître ». Les mandataires n’avaient des comptes à rendre qu’au seul Président-Fondateur (PF) qui détenait le pouvoir de nommer et de révoquer comme il l’entendait. Les entreprises publiques fonctionnaient alors selon des pratiques contraires aux règles de gestion orthodoxe.
Des années durant, rares ont été les entreprises publiques qui tenaient une comptabilité ou qui produisaient annuellement un bilan. Ce n’est pas parce que les mandataires étaient tous incompétents que les entreprises se sont retrouvées dans une situation de quasi-faillite. C’est bien l’incurie, la prévarication et le clientélisme qui seraient à l’origine de leur descente aux enfers, expliquent la plupart des spécialistes. Il semble que, sous le long règne de Mobutu, pour demeurer longtemps aux affaires et avoir accès à la cour présidentielle, il suffisait tout simplement de « servir les intérêts du PF et se servir ».
Autrement dit, il fallait satisfaire à toutes les demandes d’argent ou autres sollicitations du PF ou de ses proches, ses collaborateurs et des ministres de tutelle. Ancien P-dg de la REGIDESO pendant une trentaine d’années, Tshiongo Tshibi Nkubula wa Ntumba nous confia un jour qu’il était parfois amené à recourir à des relations personnelles pour faire face aux difficultés de gestion, notamment pour renouveler les stocks de produits d’épuration d’eau… Dans presque toutes les entreprises publiques les finances étaient pompées à tout va. D’ailleurs, les mammouths qu’étaient la REGIDESO, la Société nationale d’électricité (SNEL), la Société nationale d’assurances (SONAS), l’Office national des transports (ONATRA), la Générale des carrières et des mines (GECAMINES) étaient des « vaches à lait » des dignitaires du parti-État. Rien d’étonnant que les charges domestiques, les voyages et séjours à l’étranger, l’acquisition des maisons et véhicules, ainsi que diverses dépenses personnelles aient été souvent orientés vers les entreprises publiques pour payer les notes. De même, des frais de mission pour les officiels et le personnel politique des institutions, les dépenses d’organisation de certaines manifestations du MPR étaient supportés par ces mêmes entreprises. Par exemple, pour la célébration des 20 ans d’existence du MPR en 1987 à N’Sele, le régime mit les petits plats dans les grands. La grande partie des frais d’organisation des manifestations grandioses, chiffrée à des centaines de millions de dollars fut supportée par les entreprises publiques. Même les sociétés privées n’étaient pas épargnées…
Un ancien commissaire d’État aux Finances nous rapporta qu’il lui avait été demandé un matin par le Premier commissaire d’État de réunir cinq millions de dollars pour le compte du PF. Il devait lui apporter le cash à N’Sele en début d’après-midi. Pour cela, la REGIDESO et la SNEL étaient les sources indiquées. Peu avant midi, il était déjà en possession de la somme et prit la route de la N’Sele avec l’attaché-case rempli de petits billets verts. Lorsqu’il fut en face du « Grand Léopard », ce dernier lui fit signe de remettre la mallette à un quidam vêtu d’un boubou avec des tongues aux pieds. En se renseignant, plus tard, sur cet homme à l’allure étrange, il apprit que c’était un marabout béninois. Authentique ! Dans les années de la transition démocratique (1990-1997), Mobutu plaça un de ses proches collaborateurs devenu son fils adoptif à la tête de l’Office des douanes et accises (OFIDA). C’était, semble-t-il, pour s’occuper des « besoins » de la famille présidentielle mais aussi de l’opposition politique alimentaire. Des exemples des pratiques de ce genre ont été légion, et continuent encore à défrayer la chronique.
Dans cet environnement mû uniquement par le clientélisme, les cas de bonne gestion n’ont pas manqué. Cependant, les mandataires qui osaient s’opposer aux pratiques à la mode par des méthodes de gestion saine ont été vite mis à l’écart et humiliés. Ceux qui ont vécu au pays dans les années 1980, à l’époque où la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) appliquaient les Programmes d’ajustement structurel (PAS) pour sortir l’économie du pays de la récession, se souviennent du Belge Pallincks. Les agents de l’ONATRA et de la GECAMINES se rappellent encore de son travail de redressement à la tête de ces deux entreprises publiques. Appelé à la rescousse pour redresser l’Office congolais du café (OZACAF), Bonaventure Mesa Kiboba, alors représentant congolais à l’Organisation internationale du café (OIC), en a pris pour son grade. Il eut tort de s’opposer à Victor Nendaka Bika, membre du Comité central du MPR, qui voulait davantage de quotas pour l’exportation de sa production de café. Son refus lui valut la révocation le 31 décembre 1987, dont l’ordonnance fut lue au cours du journal des 20 heures de la télévision nationale, alors qu’il s’apprêtait à passer le réveillon de la Saint Sylvestre en famille. D’autres mandataires ont connu le même sort. Malgré leur réforme sanctionnée par des lois nouvelles, les entreprises du portefeuille de l’État sont encore gérées sous le modèle de l’ancien régime. Tout dépend du ministre de tutelle.
Paru dans l’édition BEF numéro 111