La Corniche de Kinshasa : qui se cache derrière le projet ?

Capitale de la RDC, ville de 9 965 km² et de 12 millions d’habitants, Kinshasa est un exemple parfait du chaos urbain. Un groupe d’individus sans doute fortunés, Congolais et étrangers, veulent s’accaparer le fleuve Congo au détriment de la majorité des Kinois. Ils veulent passer en force malgré les avis techniques documentés des administrations compétentes.

DANS CE PAYS, il y a des gens qui sont devenus ministres pour le plaisir de l’argent. Uniquement. Oubliant que la fonction est noble, exige moralité, patriotisme, responsabilité politique et redevabilité sociale. Voilà pourquoi un ministre est affublé du qualificatif « Excellence ». On retiendra dans les annales de ce pays, et c’est bien dommage, qu’il y a eu des personnes dont le passage au gouvernement aura laissé une grosse tache noire. Tellement ils ont mis les choses à l’envers que le nouvel exécutif devra les remettre à l’endroit sans autre forme de procès. 

ACGT ou Startone ?

Un politologue nous explique que le passage d’un pouvoir à un autre ou la fin d’un régime en Afrique est souvent une « période politiquement suspecte » (in tempore suspecto). « Ce moment de transition est souvent la période où l’on vide les caisses de l’État, où l’on prend des décisions qui contrastent avec les intérêts de l’État… Bref, on laisse des cadavres dans le placard pour le nouveau pouvoir entrant », résume-t-il. Pour ce politologue, la période de 2016 à 2018, celle de transition électorale, en République démocratique du Congo est à « considérer comme une période politiquement suspecte ». Et, par conséquent, certaines décisions des membres du gouvernement sortant doivent être remises en cause. 

C’est notamment le cas dans les secteurs de l’urbanisme, de l’habitat et des affaires foncières, où l’incompétence, l’effronterie et l’outrecuidance ont été poussées à l’extrême. Dans les milieux d’affaires, on se demande encore pourquoi Joseph Kabila Kabange, le chef de l’État sortant, n’a-t-il pas sanctionné des ministres devenus encombrants, inquiétant les opérateurs économiques et la population. Pourquoi le gouvernement et les familles politiques n’ont-ils pas réagi à temps contre les « excès » flagrants dans les secteurs de l’urbanisme, de l’habitat et des affaires foncières, alors que les ministres les gérant étaient en train de projeter sur le miroir une image tout à fait négative (écornée) du chef de l’État et du gouvernement ? Qui conseillait ces ministres au point de les induire en erreur ? Autant de questions et bien d’autres qui sont sans réponse à ce jour. 

Il va de soi que certaines décisions prises dans ce domaine devront faire l’objet d’un réexamen par le nouvel exécutif car le chaos urbain dans le pays ressemble à un fléau. Jeudi 25 avril, Radio Okapi a jeté un pavé dans la mare en annonçant que l’Agence congolaise des grands travaux (ACGT, organisme public, donc de l’État) compte construire des logements collectifs et des restaurants le long du fleuve Congo. Que l’ACGT a entamé le mercredi 24 avril les « premiers échanges » avec l’entreprise Startones pour « la concrétisation du projet de construction de La Corniche » le long du fleuve Congo. Il y sera érigé des hôtels, des restaurants, des commerces, des centres culturels, des logements collectifs.

Le projet fait polémique

Selon Radio Okapi, ce projet consiste en la construction des immeubles modernes, infrastructures attractives et d’urbanisation avec quatre quartiers à usage mixte le long du littoral sur une superficie de 187 ha. 

Ce projet de plus d’un milliard et demi de dollars vise la valorisation et l’embellissement de la zone côtière aux standards internationaux. Et à Radio Okapi, Charles Médard Ilunga, le directeur général de l’ACGT, a déclaré ceci : « C’est un des rares projets que la RDC peut avoir. Aujourd’hui, il y a une très faible visibilité le long du côté du fleuve. Ce projet de Corniche est un grand projet avec des équipements immobiliers et mobiliers. » Une équipe technique est censée être déjà sur le terrain pour compléter les études déjà réalisées. Dans les milieux d’affaires au pays, on parle de « passage en force » étant donné que ce projet soulève des inquiétudes, notamment dans les administrations compétentes ?

Pour nombre d’opérateurs économiques congolais, le projet « La Corniche » de Kinshasa ressemble à une « vaste escroquerie » et cela les inquiète. Pourquoi ? « Avec le projet de la Cité du fleuve, on nous a promis Dubaï ou New York à Kinshasa… Dix ans après, qu’y a-t-il ? Un détour au site suffit pour s’en convaincre. Combien de gens y habitent-ils encore ? », interroge l’un d’eux. Le projet « Cité du Fleuve » n’a plus rien à voir avec les ambitions initiales. À la place des gratte-ciels annoncés avec pompe, on ne voit que des maisons R+2 et quelles maisons ? Et dire que le promoteur a bénéficié de plusieurs avantages en rapport avec ces objectifs non tenus.

Pour un autre entrepreneur, à y regarder de près, ce projet va totalement à l’encontre des dispositions prises par l’exécutif provincial dans le cadre de son Plan particulier d’aménagement (PPA) de la partie nord de la ville de Kinshasa et du Schéma d’orientation stratégique de l’agglomération kinoise (SOSAK) approuvée par l’Assemblée provinciale de Kinshasa. Pour rappel, le SOSAK, commandé par le gouvernement provincial de Kinshasa, a été financé par l’Agence française de développement (AFD). Remis à l’autorité urbaine en août 2014, ce document a fait l’objet de l’édit provincial n°004/2015 du 11 août 2015 portant approbation du Schéma d’orientation stratégique de l’agglomération kinoise et du Plan particulier d’aménagement de la zone nord de la ville.

Comme il est prévu dans le projet La Corniche des expropriations pour cause d’utilité publique, ici et là, l’inquiétude est perceptible chez ceux qui pourraient être touchés par la réalisation de ce projet. Ils craignent qu’ils ne soient pas indemnisés à juste valeur. Un expert du gouvernement au ministère de l’Urbanisme et de l’Habitat, explique que ce projet nécessitera des expropriations en cascade dans les communes les plus riches de la ville, à savoir Gombe et Ngaliema. « Il faudra s’attendre dans les prochains jours à des contentieux fonciers à la pelle devant les cours et tribunaux du fait des expropriations en cascade », prévient-il.

Privatisation du fleuve

En plus des expropriations, souligne un spécialiste de l’aménagement du territoire, ce projet concerne un grand nombre de terrains totalement enclavés, non desservis par des accès publics. D’après lui, les développements urbanistiques prévus auront un « impact négatif majeur » sur beaucoup de projets déjà opérationnels et/ou en développement, conformément au PPA et au SOSAK. Compte tenu donc de la nature du projet, il estime que le recours à des expropriations pour cause d’utilité publique n’est que « prétexte » parce que n’ayant pas de sens.

Selon des experts du Bureau d’études et d’aménagement urbain (BEAU), le développement de la Zone III du projet La Corniche va littéralement « privatiser » le fleuve Congo au niveau de la baie de Ngaliema, qui est l’un des derniers espaces de biodiversité sur le front du fleuve de la capitale. Ce qui contraste avec la vision de l’ancien chef de l’État sur l’avenir de la capitale et le besoin évident de préserver des zones vertes sur les abords du fleuve Congo, accessibles à tous.

C’est dire que ce chantier ne donnera pas la possibilité aux Kinois de profiter du fleuve Congo dans des bonnes et belles conditions. Au contraire, le projet confisque littéralement la zone au seul profit de quelques nantis qui seront capables d’y acheter des logements dans les immeubles qui formeront, selon les plans, une véritable ceinture empêchant tout accès au fleuve au reste de la population. « Quel est ce Congolais ordinaire qui pourrait s’offrir un logement à un demi-million de dollars dans cette zone ? Où est donc l’intérêt du peuple dans ce projet ? », demande un Kinois. Pour qui, ce projet est en porte-à-faux avec l’aspiration populaire : « Le peuple d’abord » que Félix Antoine Tshisekedi Tshilombo (Fatshi), le nouveau président de la République devra traduire en acte au cours de son quinquennat. 

En ce moment, des millions de Kinois n’ont pas accès à l’eau potable ni à l’électricité et vivent dans des conditions sanitaires épouvantables. Et voilà que la Zone III du vaste chantier prévoit l’assèchement de la baie de Ngaliema. En conséquence, cela va entraîner des dommages collatéraux, notamment l’arrêt du chantier naval Chanimétal, un impact sur les activités de l’usine de pompage et de traitement d’eau de la REGIDESO à Binza Ozone (Ngaliema). « Est-il normal qu’avant de régler ces problèmes, l’État investisse de l’argent et de l’énergie pour un projet de luxe comme celui-ci ? Combien de projets immobiliers dans cette ville ne ressemblent-ils pas à des éléphants blancs parce que réalisés pour la minorité de nantis ? », interpelle un habitant de Ngaliema.

Scandale foncier

Bref, dans les administrations compétentes, des experts dénoncent qu’il n’y ait aucune étude urbanistique sur les effets de ce projet, notamment en termes de mobilité. Que le gouvernement n’ait pas pris en compte l’impact du projet en termes de circulation automobile sur des axes déjà saturés, notamment sur l’avenue colonel Mondjiba. En l’absence d’étude de l’impact du projet sur les rivières Gombe et Makelele, constituant pourtant des éléments drainants essentiels à la ville de Kinshasa, et de précautions, les mêmes experts craignent des effets dévastateurs en amont (inondations, érosions), à l’instar de ce qui se passe suite aux constructions anarchiques dans le lit de la rivière Gombe.

Ces experts redoutent donc un scandale foncier. « Ce projet pourrait devenir un prétexte à l’expropriation au profit des tiers particuliers », souligne l’un d’eux. Comme ils le disent, il y a vraiment « nécessité d’un audit de la qualité » des promoteurs, notamment en ce qui concerne leurs réalisations effectives, leurs capacités financières, l’origine des capitaux… En effet, des noms de personnes peu recommandables parce que trainant des casseroles sont cités comme étant derrière ce projet immobilier qui ne sera pas une réponse au besoin de logement de la majorité des Kinois. 

*Cet article a été publié dans l’édition n°221.