La Corniche de Kinshasa : tout pour les riches et rien pour le peuple

Verbatim : en ce moment, 70 % des Congolais n’ont pas accès à l’eau potable, plus de 90 % n’ont pas accès à l’électricité. La majorité, des pauvres, vivent dans des conditions sociales épouvantables. Ils doivent payer tous les jours pour leur survie… Est-ce vraiment le moment de construire pour les nantis à Kinshasa ? Le rêve d’une ville futuriste ne correspond pas aux attentes des démunis.

DEPUIS 2017, le projet de construction de La Corniche de Kinshasa rame. Signe que ce projet d’aménagement immobilier ne fait pas l’unanimité autour de sa réalisation. Jeudi 10 décembre, Makutano tenait sa 6è édition à Pullman Hotel Kinshasa sur le thème de « l’émergence des champions africains », en proposant « un forum d’une journée à une centaine d’acteurs économiques et politiques de premier plan en République démocratique du Congo ». C’est pour la première fois que le forum se tient en mode interactif via les plateformes Internet à cause de la pandémie de Covid-19.  

Le projet vanté à Makutano

Makutano  est une plateforme des hommes d’affaires et des décideurs politiques pour créer des synergies à forte valeur ajoutée, développer les opportunités d’affaires et produire l’intelligence économique collective à même de transformer durablement les économies de la région. Grâce à l’Internet, le forum a été suivi partout. Et c’était le cadre choisi par Aimé Sakombi Molendo, le ministre des Affaires foncières, pour « vanter » le projet de La Corniche de Kinshasa aux hommes d’affaires venus de pays africains, comme le ferait un agent marketing d’une entreprise commerciale.  

Selon un participant à ce forum, Aimé Sakombi Molendo n’a su trouver que « des explications tortueuses », en assumant crânement et totalement ses propos, pour assurer que ce projet offre des avantages pour une ville comme Kinshasa dont les perspectives démographiques entrevoient « un engorgement du fait de la surpopulation, l’insécurité́, l’occupation irrégulière de l’espace, la dégradation des édifices publics, les embouteillages insoutenables et toutes leurs conséquences sur la productivité́ économique ».

Le ministre des Affaires foncières a déclaré que face à cette situation, La Corniche de Kinshasa offre « l’avantage d’extension des quartiers existants » grâce à « la création de quatre plateformes conçues pour gagner des terrains sur le fleuve Congo et de redynamisation de Kinshasa ». Le projet offre également les avantages de préservation de la biodiversité grâce « au strict respect des recommandations d’une étude environnementale approfondie », d’augmentation de l’assiette fiscale (taxes immobilières, taxes d’habitations, impôts fonciers), d’assainissement du cadastre foncier des 4 zones et de régularisation des titres de propriété et d’exploitation de zone marécageuses inoccupées au profit des communautés locales. Et cerise sur le gâteau : La Corniche de Kinshasa va créer plus de 8 000 emplois dans sa mise en œuvre et 4 000 emplois après réalisation, outre le développement immobilier « de haut-standing » sur 8,5 km. 

Argument d’autorité

Aimé Sakombi Molendo a indiqué aux participants venus à Makutano 6 que « ce grand projet immobilier » est sécurisé par une convention du 9 novembre 2017 entre l’État congolais et la société Startstone internationale à travers sa filiale en RDC, Startstone/RDC SASU. Si le projet tangue, a-t-il laissé entendre, c’est parce que, « malheureusement plusieurs concessionnaires ainsi que de nombreux occupants se prévalaient des jugements obtenus des cours et tribunaux sur base de simples actes de cession octroyés par des autorités traditionnelles ». Et que la société Startstone/RDC n’avait guère pu se mettre à l’œuvre, faute d’exécution des termes et obligations qui incombaient à l’État congolais ».

Et donc, à ce stade, a fait savoir le ministre des Affaires foncières, le projet qui est assis sur un chronogramme précis, se trouve dans la phase d’expropriation et d’indemnisation dans la Zone III pour un coût global évalué à près de 7 millions de dollars que la société Startstone/RDC a pris l’engagement de payer. D’ailleurs, a précisé Aimé Sakombi Molendo, « le début des travaux est souhaité de manière imminente par le chef de l’État. Pour cause, il en résulterait, par corrélation, un développement des espaces publics à caractère touristique et une résorption du déficit de logement à Kinshasa ». 

Puis, comme pour se justifier : « Pour nous départir de nombreux échecs d’hier, une procédure forte sera établie et s’emploiera à ce que chaque étape dans l’aménagement soit certifiée par une expertise internationalement avérée, en étroite collaboration avec les ministères ad hoc. » Enfin, se voulant rassurant, Aimé Sakombi Molendo a insisté sur « le respect de la loi sur la sous-traitance en RDC », et sur le fait que « la société Startstone travaillera essentiellement avec des Congolais, dont certains ont été recrutés sur le marché international ». Les propos du ministre des Affaires foncières ont provoqué tout le week-end dernier un tollé au pays et à l’étranger contre un projet futuriste qui ne va rien changer dans la vie de la majorité des Congolais en général et en particulier des Kinois. « Ce n’est pas le moment de se tromper de cap », a confié un député de l’UDPS qui a requis l’anonymat. « Pourquoi veut-on faire porter au président de la République des projets qui ne cadrent pas avec la vision du Peuple d’abord ? », s’inquiète cet élu du Kasaï, qui parle désormais de « sauver l’héritage politique » d’Etienne Tshisekedi wa Mulumba, le père de l’autre, et de « défendre avant tout les intérêts de la majorité des Congolais qui croupissent dans la précarité ».

La colère de Sokolo

Léon Sokolo, ce « Gilet Jaune noir » comme il aime à se décliner, né à Kinshasa et résidant à Paris, défenseur des opprimés, activiste social, est entré dans une colère bleue après avoir suivi les propos du ministre des Affaires foncières. Ce sociologue et expert de la Terre interpelle : « Est-il normal qu’avant de régler les problèmes avérés des Congolais, l’État investisse dans un projet de luxe de plus de 1 milliard de dollars, qui ne privilégie pas les pauvres ? Est-il normal que trois ministres du gouvernement (Affaires foncières, Aménagement du territoire, Urbanisme et Habitat) se fassent inviter à Brazzaville par le promoteur de ce projet immobilier, Dieu seul sait quelles ont été les retombées de ce voyage pour eux ? Est-il normal que le ministre des Affaires foncières, en personne, qui doive faire le marketing de ce projet qui ressemble à un canard sans tête ? »

Ce bourlingueur dans le monde « pour défendre la cause des classes sociales » n’a jamais coupé le pont avec son pays d’origine. Son enfance misérable passée dans le quartier dortoir insalubre des pêcheurs à Kingabwa au bord du fleuve Congo est une motivation supplémentaire dans son activisme social. Léon Sokolo dit avoir été « terrorisé » à l’idée que La Corniche de Kinshasa va développer des espaces publics à caractère touristique, résorber le déficit de logement à Kinshasa et créer des emplois. « Ce projet est un pied de nez au peuple congolais victime d’une atroce misère qu’on lui impose depuis plus de 50 ans. Comment un tel projet peut-il se passer du tamis réflexif de la représentation parlementaire ? Comment peut-on continuer à médiatiser ainsi une démagogie qui ne fascine que les riches en exploitant l’ignorance des gens ? », explose Léon Sokolo, au téléphone.

Pour lui, fini le Congo qui somnambule ! « Le projet dont les Congolais ont besoin maintenant, c’est de vivre dans un pays où tout le monde a droit à un travail, à un logis décent, à l’éducation et à des soins de santé universels… Le pays doit retrouver une dimension qu’il a perdue. Le mieux serait que le peuple lui-même se porte vers l’avenir par confiance et enthousiasme. Ce n’est pas le cas », déplore l’activiste social.

Puisque les élites ont échoué sur les « soucis quotidiens des Congolais », le moment est venu de faire boire un âne qui n’a pas soif…, estime Léon Sokolo. « Il faut une révolution mentale. Les Congolais ont égaré leur trésor spirituel et moral transmis par Simon Kimbangu et par Patrice Emery Lumumba, c’est ce qu’il y a de plus grave. Je viendrai à Kinshasa dès janvier prochain. Je ne serai pas seul. Des amis activistes africains avec lesquels nous avons pris une part active dans le mouvement des Gilets jaunes en France, ont accepté de s’associer à moi pour mobiliser les Kinois à faire barrage à ce projet sans provoquer des incidents. C’est un projet pour les riches, un projet anti-peuple », annonce-t-il à Business et Finances. 

Et de poursuivre : « Les Kinois piétinent dans la lassitude et l’indifférence, happés par les vertiges du rien. Nous allons leur apprendre à aimer dans la vie le respect de soi et la volonté d’avenir, à ne plus être fascinés par le n’importe quoi, l’éphémère, le dégradable… Nous pensons que les Congolais vont adhérer à notre initiative, pas seulement pour Kinshasa mais pour les provinces aussi où la dérive foncière avance à pas de géant. » 

À propos de Startstone

La Corniche de Kinshasa est un projet de Startstone DMCC, présentée comme un groupe holding ayant son siège social et financier aux Émirats Arabes Unis. Sa mission est de « transformer l’énorme potentiel de l’Afrique en réalité tangible et en projets économiquement viables », dans les secteurs de l’éducation, l’immobilier, l’hôtellerie et l’industrie. Startstone cherche à développer un projet similaire mais de moindre envergure à Brazzaville (République du Congo). 

Même si le projet est entré dans la phase d’expropriation et d’indemnisation, Léon Sokolo déclare que rien n’est encore réglé. « Nous allons aider à organiser la résistance maintenant contre ce projet. On ne peut pas laisser faire ça. Il faut que les riverains s’arment, pacifiquement, certes, mais qu’ils s’arment politiquement et juridiquement pour empêcher le projet de se faire car il a été adopté in tempore suspecto », insiste-t-il.

En août dernier, le ministre des Affaires foncières a soutenu ce projet en Conseil des ministres. Au regard des difficultés qui restaient à surmonter, une commission ad hoc avait été mise sur pied et a conclu à l’indemnisation des occupants avant la pose de la première pierre par le président de la République. 

Pour obtenir l’approbation du Conseil des ministres, Aimé Sakombi Molendo a été appuyé par Pius Mwabilu Mbayu Mukala (Urbanisme et Habitat) et Aggée Aje Matembo (Aménagement du territoire). Aussitôt après, ils se sont rendus à Brazzaville où Startstone a sa base. 

En avril 2018, l’Agence congolaise des grands travaux (ACGT), organisme public, donc de l’État, avait annoncé qu’elle allait « construire des logements collectifs, des restaurants, des commerces, des centres culturels, des hôtels le long du fleuve Congo ». Qu’elle avait entamé les « premiers échanges » avec Startstones pour « la concrétisation du projet de construction de La Corniche de Kinshasa ». Que « ce projet consiste en la construction des immeubles modernes, infrastructures attractives et d’urbanisation avec quatre quartiers à usage mixte le long du littoral sur une superficie de 187 ha ». En outre, ce projet de plus d’1 milliard de dollars vise « la valorisation et l’embellissement de la zone côtière aux standards internationaux ». Charles Médard Ilunga, le directeur général de l’ACGT, présentait à l’époque le projet comme « l’un des rares projets que la RDC puisse avoir ». 

Le projet fait polémique

Le projet La Corniche de Kinshasa n’est pas porté par les administrations compétentes. On y laisse entendre qu’il va générer plus des problèmes qu’il n’en résoudra. Techniquement, on soutient que ce projet foule au pied le Plan particulier d’aménagement (PPA) de la partie nord de la ville de Kinshasa et le Schéma d’orientation stratégique de l’agglomération kinoise (SOSAK), financé par l’Agence française de développement (AFD). 

Des opérateurs économiques congolais parlent de « vaste escroquerie » et ils s’en inquiètent. Avec raison. « Avec le projet de la Cité du fleuve, on nous avait promis Dubaï à Kinshasa… Combien de gens y habitent-ils encore ? ». Aujourd’hui, La Cité du fleuve dans le quartier Kingabwa n’a plus rien à voir avec les ambitions initiales. « À la place des gratte-ciels annoncés avec pompe, on ne voit que des maisons R+2 et quelles maisons ? Et dire que le promoteur a bénéficié de plusieurs avantages en rapport avec ces objectifs non réalisés ».

Les riverains, eux, craignent qu’ils ne soient pas indemnisés à juste valeur. Ils dénoncent un projet qui « va rompre les équilibres » (lire nos articles publiés en mai 2019). Il saute aux yeux que derrière ce projet, il y a des « pontes » qui lorgnent « des gros intérêts ». « On n’ira pas jusqu’à dire que l’argent a circulé mais c’est le système… Tout le monde comprend que c’est une montagne de corruption et des mauvaises pratiques derrière le dossier depuis 2017 », confie un ingénieur de l’ACGT. 

Disons-le, ce projet a soulevé en son temps des avis d’objection de la part des administrations compétentes. « C’est un vrai scandale foncier et urbanistique dont on parlera longtemps encore dans cette ville de Kinshasa ». Actuellement un vent de revendication politique souffle sur le pays. « C’est bien de sortir dans la rue pour des revendications de nature politique, mais c’est mieux de sortir dans la rue pour manifester son opposition à de tels projets ayant de lourdes conséquences sur les générations futures », fait remarquer Léon Sokolo.

D’après cet expert de la Terre, la société civile se doit de se mettre débout pour dénoncer et obtenir l’annulation de ce projet anti-peuple. « On ne devra pas prendre à la légère le problème sensible du littoral, et pour cela, les médias doivent se mobiliser. Regardez ce qui se passe à Ouakam à Dakar. Le scandale foncier a secoué tout le Sénégal ! La population congolaise se doit de se mobiliser pour mettre fin aux pratiques illégales d’où qu’elles viennent », poursuit-il. Et de rappeler : « Au Sénégal, la pression populaire, la mobilisation des médias et l’opposition de certains politiques ont fini par payer. En effet, le président sénégalais Macky Sall a demandé que soient immédiatement arrêtés tous les actes de lotissement sur le littoral. » 

Vivement un audit sur la dérive foncière, souhaite Léon Sokolo. « En réalité, la société civile devra demander au chef de l’État de faire faire un audit sur le foncier, notamment à Kinshasa pendant la période in tempore suspecto de 2016 à 2018 », souligne-t-il. Kinshasa est devenu depuis quelques années le théâtre où les riches s’octroient illégalement des terres, voire des immeubles et des maisons de l’État. « Ces audits devront conduire à des sanctions exemplaires contre les auteurs des spoliations foncières. Avant Aimé Sakombi Molendo, les ministres qui se sont succédé aux Affaires foncières, ont accumulé des énormités sans être pour le moins inquiétés. Et il ne faudra pas que cela puisse continuer », insiste Léon Sokolo. Qui pense que Kinshasa est assis sur un volcan des intrigues sourdes, des conspirations, des dangers cachés, des scandales, qui finira un jour par entrer en éruption.