TOKYO, 25 juin 2013 (AFP) – Quand il était écolier, Akihiro Matsumura passait des centaines d’heures à mémoriser le tracé de milliers de “kanji”, ces idéogrammes d’origine chinoise utilisés dans la langue japonaise. Aujourd’hui qu’il est étudiant, son smartphone, sa tablette et son ordinateur portable les écrivent pour lui.
A 23 ans, il ne se préoccupe plus de la façon précise d’écrire à la main ces caractères complexes, il se fie à tous ses gadgets qui lui permettent de les saisir aisément.
“Quelquefois, je ne prends même pas de notes dans des cours. Je fais juste une photo avec ma tablette de ce qu’écrit le prof au tableau”, dit-il.
Comme des millions de personnes en Asie de l’Est, il oublie les caractères utilisés depuis des siècles pour écrire le chinois et le japonais.
Du coup, la technologie serait-elle un encouragement à la paresse? Pas si sûr.
Si certains dénoncent ce qu’ils considèrent comme une perte de rapport à l’Histoire et à la culture, d’autres assurent au contraire que le progrès technique a libéré le cerveau pour plein d’autres choses plus utiles, comme par exemple l’apprentissage des langues étrangères.
Professeur de droit à l’université Sophia près de Tokyo, Naoko Matsumoto estime même que ses étudiants écrivent davantage que leurs prédécesseurs.
“J’ai la quarantaine et, comparés à ceux de ma génération, ils écrivent de plus en plus, notamment via Twitter et les réseaux sociaux”, dit-elle.
“C’est vrai aussi, reconnaît-elle, que savoir écrire les kanji à la main et à la perfection est moins indispensable qu’auparavant”.
Il faut dire que le japonais est sans doute l’un des plus gros “casse-tête linguistiques” qui soit.
Le Japon a importé de Chine idéogrammes et pictogrammes au cours du premier millénaire et a incorporés ces kanji à son système d’écriture.
Vers les VIIIe et le IXe siècles apparaît le système syllabaire des “hiragana”.
Alors que chaque kanji comporte un sens mais peut être prononcé de diverses façons, chaque hiragana représente au contraire un son mais n’a pas de signification précise, comme une lettre dans un alphabet.
Les caractères hiragana servent par exemple pour les mots de liaison ou les désinences de verbes, ou encore pour transcrire un terme dont on connaît la prononciation mais dont on a oublié l’écriture en kanji.
Comme si cela n’était pas déjà assez compliqué, les Japonais ont inventé un deuxième système syllabaire, les “katakana” qui, lui, est utilisé pour transcrire la prononciation de mots étrangers intégrés par usage dans la langue nippone, ou encore les noms propres de non-Japonais.
Vous mélangez bien le tout et vous obtenez le japonais contemporain.
Que ce soit en chinois ou en japonais, un utilisateur de smartphone ou d’ordinateur n’a aujourd’hui qu’à taper la prononciation d’un mot pour faire apparaître le ou les kanji et autres signes possibles. Mais il faut quand même savoir reconnaître la bonne combinaison en fonction de la signification voulue.
Mort de la culture
“C’est très facile d’oublier même les plus simples des caractères”, témoigne le Chinois Zhang Wentong, un assistant dans un centre de calligraphie de Pékin.
“Parfois, ça prend un temps fou pour trouver. Il m’arrive même de taper phonétiquement un caractère plusieurs fois sur mon téléphone jusqu’à ce que le bon apparaisse”.
Idem pour l’étudiant japonais Matsumura qui lui aussi se sent parfois démuni quand il ne peut recourir à ses petits appareils magiques, par exemple lorsqu’il doit remplir lui-même à la main une fiche de réparation dans la boutique d’électronique où il travaille à mi-temps.
“Je ne me souviens plus d’un kanji, et le client est devant moi. Je me remémore sa forme en gros, mais pas tous les traits”, confesse-t-il, légèrement penaud.
Il n’en faut pas plus aux “traditionalistes” pour crier à la mort d’une partie fondamentale de la culture.
Du coup certains réagissent. Ainsi à Hong Kong, Rebecca Ko, a décidé d’envoyer sa gamine de 11 ans, accro à l’ordinateur, dans un cours de calligraphie chinoise.
“On ne peut pas se reposer complètement sur l’ordinateur, il faut que nous puissions encore savoir écrire à la main, et bien”, plaide-t-elle.
Au Japon, on peut tester son niveau de kanji via un test d’aptitude. Preuve que savoir écrire reste important, en moyenne 2 millions de personnes les passent chaque année, et leur nombre ne faiblit pas, selon la Fondation qui organise ces examens.
Les gens “utilisent de plus en plus des SMS au lieu de téléphoner”, et du coup ils doivent savoir quel caractère utiliser, note une porte-parole de cette fondation de Kyoto.
Au passage, certains, tel Yusuke Kinouchi étudiant en technologie de Tokyo, soulignent un avantage non négligeable des kanji sur les langues alphabétiques: un idéogramme équivaut à toute une série de lettres et l’on peut ainsi exprimer beaucoup plus de choses en moins de caractères, ce qui est très utile par exemple sur Twitter et son impitoyable limite de 140 signes.
“Et en plus c’est beau”.