Rêveurs, suicidaires, desperados, téméraires : aucun qualificatif ne conviendrait pour comprendre pourquoi ces milliers d’hommes et de femmes – dont certaines allaitantes – acceptent de s’embarquer sur des rafiots de fortune depuis la Libye, à la merci des passeurs sans scrupule, afin de traverser la mer Méditerranée et rejoindre l’autre rive. L’eldorado ! Mais c’est sans compter avec les naufrages répétés qui, ces dernières semaines, alimentent la presse et émeuvent les dirigeants du monde. Ci-après, au fil de trois pages, les réactions et les réflexions d’ici et d’ailleurs sur un sujet qui polarise l’attention.
Amnesty International propose un plan d’action
À la veille d’un sommet d’urgence à Bruxelles, Amnesty International a rendu public un plan d’action demandant aux gouvernements européens de prendre des mesures immédiates et efficaces pour mettre un terme à la situation catastrophique s’étant soldée par la mort de milliers de réfugiés et de migrants.
Cette synthèse, intitulée Europe’s sinking shame: The failure to save refugees and migrants at sea, fournit des témoignages de rescapés de ces naufrages. Elle revient en détail sur les défis et limites des opérations de recherche et de sauvetage actuelles dans le centre de la Méditerranée, et propose des moyens de remédier à la situation. Elle demande en outre le lancement immédiat d’une opération humanitaire pour sauver des vies en mer, qui soit dotée de suffisamment de navires, d’aéronefs et d’autres ressources afin de patrouiller dans les zones où des vies sont en danger.
« Les dirigeants européens se rassemblant à Bruxelles se voient donner l’occasion historique de mettre fin à cette tragédie humanitaire qui prend des proportions colossales », a déclaré John Dalhuisen, directeur du programme Europe et Asie centrale d’Amnesty International.
« La négligence de l’Europe, qui a manqué au devoir qui est le sien de sauver des milliers de migrants en péril dans la Méditerranée, est comparable à celle des pompiers qui refuseraient de sauver des gens sautant d’un immeuble en feu. Il incombe aux gouvernements non seulement d’éteindre le feu mais aussi d’attraper les personnes qui ont sauté du rebord de la fenêtre. »
L’Union européenne s’est engagée
Lundi 20 avril 2015, rompant avec ce qui avait été sa politique jusque là, l’Union européenne s’est engagée à renforcer les capacités en matière de recherche et de sauvetage. Les États membres doivent désormais traduire ces promesses en actes.
La synthèse d’Amnesty International montre que la décision d’abandonner Mare Nostrum, l’opération humanitaire de la marine italienne, fin 2014, a contribué à une très forte augmentation du nombre de morts de migrants et de réfugiés en mer. Si les chiffres des derniers naufrages sont confirmés, quelque 1 700 personnes auront péri cette année, soit 100 fois plus qu’au cours de la même période en 2014.
Le mythe selon lequel Mare Nostrum a agi comme un « facteur d’appel » est par ailleurs infirmé par des chiffres qui montrent que le nombre de réfugiés et de migrants essayant de rejoindre l’Europe par la mer a augmenté depuis la fin de l’opération. En effet, les premiers mois de 2015 ont été marqués par l’afflux d’un nombre record de réfugiés et migrants tentant de rallier l’Europe par la mer ; quelque 24 000 personnes ont atteint l’Italie par ce biais.
Après la fin de Mare Nostrum, les gouvernements européens ont chargé Frontex, l’agence de protection des frontières de l’UE, d’établir l’opération Triton. Triton n’est pas une opération de recherche et de sauvetage. Contrairement aux navires de Mare Nostrum, dont le rayon d’action s’étendait jusqu’à environ 100 miles nautiques (185 km) du sud de Lampedusa, Triton effectue des patrouilles frontalières à 30 miles nautiques (55 km) des côtes italiennes et maltaises, loin des zones où la grande majorité des navires se trouvent en difficulté.
Frontex elle-même a admis que ses ressources sont « adaptées à son mandat, qui consiste à contrôler les frontières de l’UE, pas à surveiller les 2,5 millions de km² de la Méditerranée. » Au lieu de cela, la responsabilité des opérations de recherche et de sauvetage échoit en grande partie à la flotte des garde-côtes. L’amiral Giovanni Pettorino, chef des centres de coordination de sauvetage en mer de la garde côtière italienne, a déclaré à Amnesty International que ses navires « ne seront pas en mesure de tous les récupérer, si nous restons les seuls à y aller. »
Les navires marchands jouent en outre un rôle important dans les opérations de sauvetage actuelles bien qu’ils ne soient pas conçus, équipés ni formés pour les sauvetages en mer. Malgré les efforts de tous ces acteurs, et le fait qu’ils aient sauvé des milliers de vies cette année, on ne peut leur demander de faire face à la magnitude de la crise humanitaire actuelle.
Des noyades évitables
Le 18 avril 2015, selon certaines estimations, plus de 800 migrants et réfugiés sont morts noyés lors d’une tentative de sauvetage par un navire marchand. D’après les garde-côtes, le bateau a chaviré lorsque les passagers se sont précipités d’un côté. Cela fait écho aux témoignages de rescapés d’autres tragédies figurant dans la synthèse d’Amnesty International.
Mohammad, un Palestinien de 25 ans venu du Liban, a décrit comment, le 4 mars 2015, le bateau à bord duquel il se trouvait avec 150 personnes a chaviré lorsqu’un grand remorqueur s’est approché pour leur porter assistance.
« Ils ont jeté une échelle en corde […] Beaucoup ont essayé de monter et le bateau a chaviré […] Je suis tombé à l’eau […] Immirdan, une Syrienne, est morte avec son fils d’un an. »
Comme l’industrie du transport maritime l’a reconnu, les sauvetages de grande ampleur par des vaisseaux marchands comporte de nombreux risques supplémentaires, soulignant la nécessité d’une opération humanitaire professionnelle.
Situation intenable, selon les transporteurs maritimes
Le 31 mars 2015, les représentants des principales associations européennes et mondiales de l’industrie du transport maritime et des grands syndicats de marins ont qualifié d’« intenable » la situation actuelle et demandé aux États d’augmenter les ressources et le soutien alloués aux opérations de recherche et de sauvetage. Dans un communiqué conjoint, ils ont déclaré : « [I]l est inacceptable que la communauté internationale se repose de plus en plus sur les navires marchands et les marins pour effectuer des sauvetages de grande ampleur dont le nombre se multiplie. »
Le 8 février 2015, à la suite d’un appel de détresse, des garde-côtes italiens ont bravé la haute mer et des températures glaciales pour porter secours à 105 personnes se trouvant à bord d’un bateau pneumatique surpeuplé. Ce dernier faisait partie d’un groupe de quatre embarcations ayant quitté la Libye la veille et rencontré des difficultés. En tout, plus de 330 réfugiés et migrants sont morts ce jour-là. Outre deux navires marchands qui se trouvaient à proximité, seuls les garde-côtes italiens étaient disponibles pour les aider.
Cependant, les équipements présents à bord de leurs deux bateaux de patrouille ouverts à tous les vents se sont avérés insuffisants pour réchauffer et abriter les personnes secourues, et 29 d’entre elles sont mortes d’hypothermie à bord. Salvatore Caputo, infirmier à bord d’un des bateaux des garde-côtes, a déclaré à Amnesty International : « Pour les garder au chaud, nous les faisions entrer dans la cabine à tour de rôle, mais c’était très difficile […] J’étais en rage : les sauver pour ensuite les voir mourir comme ça… »
Soutien financier et logistique à l’Italie et à Malte
Massimiliano Lauretti, capitaine de la marine italienne, a déclaré à Amnesty International qu’une opération humanitaire pouvait être organisée en quelques jours si un ordre en ce sens était reçu. « La marine italienne se tient prête. Nos procédures sont rodées. Nous avons de l’expérience dans ce domaine. Si on nous le demande, nous pouvons relancer une opération humanitaire dans un délai très court, entre 48 et 72 heures, à peu de choses près. »
Amnesty International appelle l’ensemble des chefs d’État et de gouvernement européens assistant au sommet du 23 avril 2015 de mettre immédiatement sur pied une véritable opération afin de sauver des vies en mer. Ils doivent autoriser le déploiement immédiat de ressources navales et aériennes suffisantes le long des principaux itinéraires de migration afin de secourir les bateaux en difficulté. En attendant que tout cela soit mis en place, les gouvernements européens doivent fournir de toute urgence à l’Italie et à Malte le soutien financier et logistique requis pour renforcer leurs capacités de recherche et de sauvetage.
« L’opportunisme politique a mené à l’idée fausse que ne rien faire mettrait fin à l’afflux de personnes. Les événements récents ont montré que cela ne saurait être plus éloigné de la vérité, et que cette position a des conséquences catastrophique », a déclaré John Dalhuisen. « Jeudi 23 avril 2015, les dirigeants européens peuvent enfin prendre des mesures concrètes. Ils n’auront plus d’excuses pour s’abstenir d’empêcher de nouveaux décès. »