LES DÉFILÉS se tiennent parfois à huis clos, d’autres dans des espaces publics privatisés pour l’occasion, où n’assisteront que quelques « happy few » triés sur le volet. Pour son défilé de 2019, par exemple, la maison Yves Saint-Laurent avait réservé les fontaines du Trocadéro à Paris pour un peu plus de 400 000 dollars. Secret, exclusivité, exceptionnalité, mais aussi précarité, burn-out et travail gratuit sont au cœur de cette industrie évaluée à plusieurs centaines de milliards de dollars en France.
Giulia Mensitieri en dévoile les rouages dans son ouvrage « Le plus beau métier du monde, dans les coulisses de la mode », paru aux éditions La découverte et dont The Conversation France a publié le prologue. Il rapporte quelques anecdotes, notamment celle-ci en avril 2012 à Paris : Mia (nom fictif) me donne rendez-vous Chez Jeannette, un bar du Xe arrondissement de Paris fréquenté par les travailleurs de la mode.
Elle est en train de boire un verre avec Sebastiàn, directeur d’un magazine de mode indépendant très « pointu ». Lorsque j’arrive, Sebastiàn, vêtu d’habits noirs à la coupe insolite, me scrute de la tête aux pieds. Mia, pochette Prada, jeans, pull à capuche et chaussures Chanel, se lâche : « J’ai pleuré tout le week-end. Jeudi, j’ai travaillé avec les clients de Derloge [nom fictif d’une franchise de coiffure très connue] et la pression était très forte. Après je suis rentrée à la maison et il y avait le vide, le sale, pas d’argent pour le loyer, les salaires qui n’arrivent pas, les dettes… Je n’ai même pas d’argent pour me payer un verre. »
Faire exploser l’écran
Elle demande ensuite à Sebastiàn s’il peut lui donner deux euros pour une bière. « Quand c’est up, c’est très up, quand c’est down, c’est très down. Les résultats de mon travail je les vois, mais ils ne sont pas financiers. » Son Blackberry sonne, elle regarde l’écran mais ne décroche pas : « C’est Bouygues qui m’appelle, ils me harcèlent, j’ai 273 euros de dettes et ils vont me couper la ligne. »
En octobre 2015, Albert Elbaz, directeur artistique de la célèbre maison française Lanvin, est congédié par ses employeurs après quatorze années de collaboration. Il avait déclaré, suscitant ainsi la polémique : « Nous, les designers, avons débuté nos carrières en tant que couturiers, avec des rêves, des intuitions et des sentiments. […] Et puis, le métier changea, nous sommes devenus directeurs artistiques. Puis il changea à nouveau et nous voici devenus désormais des faiseurs d’images. Notre rôle consiste à s’assurer que nos créations rendent bien à l’écran. Il faut faire exploser l’écran, voilà la nouvelle règle. »
La déclaration d’Elbaz met en lumière la tension provoquée par les évolutions de l’industrie de la mode, avec ses injonctions au profit qui se heurtent au travail de création sur laquelle elle repose. La même incompatibilité entre productivité et créativité avait entraîné, une semaine avant le licenciement d’Elbaz, le départ de Raf Simons, le directeur artistique de Dior pendant quatre ans. Dans sa déclaration à la presse, Simons avait dit vouloir se concentrer sur ses intérêts et ses passions.
Suzy Menkes, l’une des plus célèbres plumes de la mode, a commenté ainsi la nouvelle dans les pages du magazine Vogue britannique : « Comme des oiseaux dans une cage dorée, les créatifs des grandes maisons ont tout : un cercle d’assistants, des chauffeurs, des voyages en première classe, l’accès à des maisons élégantes et des clients célèbres. Tout, sauf le temps. »
Raf Simons a quitté Dior car, malgré l’argent et le prestige, explique la journaliste, il devait produire dix collections par an et n’avait plus le temps de trouver l’inspiration. Mais les travailleurs créatifs de la mode vivent-ils vraiment tous dans une cage dorée ? Les mots de Suzy Menkes sont intéressants à la fois pour ce qu’ils disent et pour ce qu’ils taisent. Prenons l’exemple de Raf Simons. Pour son premier défilé chez Dior, il a voulu recouvrir de fleurs les parois d’un hôtel particulier dans les beaux quartiers de Paris. Des millions de roses, de lys et d’orchidées ont été utilisés et des centaines de milliers de dollars dépensés par la marque afin de présenter la collection dans un décor d’exception.
Les médias du monde entier ont couvert l’événement, des photos et des vidéos des mannequins portant des vêtements luxueux et traversant avec assurance des salles aux parois fleuries ont circulé sur toute la planète. Mais, malgré cette visibilité, d’autres aspects liés à cet événement restent méconnus. La plupart des mannequins ont travaillé presque gratuitement. De même, certains stylistes qui, chez Dior, ont transformé en vêtements les intuitions de Raf Simons sont rémunérés au smic, ou à peine plus.
Payé en bâtons de rouge à lèvres
La mode, c’est aussi ça, et c’est cette mode-là qui est au cœur de ce livre : un monde qui produit le luxe et la beauté à coups de salaires misérables et de travail non rémunéré. La mode telle que je l’ai observée, c’est Mia, styliste photo, qui vit dans le salon d’un deux-pièces dans un quartier populaire de Paris, et qui, le lendemain, se retrouve à Hong Kong dans un palace afin d’organiser des défilés privés pour des millionnaires chinoises. La mode, c’est un journaliste comme Sebastiàn qui, parce qu’il dirige une revue de mode avant-gardiste et « pointue », ne rémunère pas les photographes, les assistants lumière, les mannequins, les stylistes photo, les stagiaires, les assistants plateau, les retoucheurs, les maquilleurs, les coiffeurs, les manucures qui produisent les images publiées.
La mode, c’est ce mannequin qui défile pour Chanel et qui est payé en bâtons de rouge à lèvres. La mode, c’est ce photographe qui finance lui-même un reportage pour Vogue Italie dans un palace à Deauville, mais qui ne rémunère aucun des participants. La mode, ce sont ces vêtements vendus à plus de 30 000 dollars, réalisés par des stylistes et des brodeuses rétribués au smic, exploités par des maisons qui font une marge de profit énorme sur leur travail. La mode, ce sont ces sacs qui coûtent plus de 10 000 dollars parce qu’ils portent une étiquette « made in Italy » alors qu’ils sont fabriqués en Chine. La mode, c’est tout cela, et bien plus encore, et c’est cette mode-là, où la précarité se cache derrière la façade étincelante du capitalisme.