Entre miracles et descentes aux enfers, «Douleur et Gloire» de Pedro Almodóvar est une résurrection au bord du gouffre, révélatrice de l’époque. Attention spoilers.
Le dernier film de Pedro Almodóvar ne serait pas un tel chef-d’œuvre si, sous l’admirable autoportrait, il ne cachait pas le secret d’une époque, qui est bel et bien la nôtre. Or, en y réfléchissant, ce secret qui nous concerne tous réside dans le plus infime, en apparence, des éléments de son intrigue. Car celle-ci, au premier abord, est grandiose. C’est une résurrection. Mais sa condition (et donc la nôtre) n’est pas celle que l’on croit, et il vaut la peine de la découvrir.
Rappelons les faits. A l’occasion des 30 ans de son premier succès, un cinéaste fameux se met en tête de retrouver l’ami qui en était la vedette, avec lequel il avait rompu alors, et qui végétait depuis. Mais lui-même ne va pas si bien. Loin de sa «gloire», il est maintenant perclus de douleurs, et on les vit soi-même dans sa propre colonne vertébrale à chaque mouvement de celle d’Antonio Banderas. C’est alors que le miracle va se produire. Ou plutôt, c’est une alternance entre une succession de miracles et une descente aux enfers. On ne sait pas ce qui va l’emporter. Et c’est au milieu des deux qu’est la clé du film, et de notre temps. Car il y a d’un côté la tentation de la drogue dure mais qui au lieu de calmer les douleurs les redouble, et l’inquiétude avec. Et on a le cœur serré avec sa meilleure amie lorsqu’elle apprend à un docteur pessimiste ce remède désespéré. Mais il y a de l’autre côté, en effet, une succession de miracles ou de retrouvailles qui lui font renouer avec lui-même. Il retrouve successivement son plus grand amour perdu, puis son «premier désir», qui entraîne enfin celui de refaire un film. Mais ô surprise (et attention, spoiler), le film est là ! Les souvenirs n’en étaient pas, ce n’était pas un flash-back, mais une nouvelle œuvre, il avait repris sa caméra. L’amour pour le corps du jeune peintre, presque sous le regard de la mère, c’était un film dans le film ! Résurrection, au bord du gouffre. Et admirable autoportrait, en effet, en cinéaste, comparable à ceux de Rembrandt en peintre, et ce n’est pas peu dire, à la différence qu’il ne prend pas seulement place, dans une série, entre le visage d’un jeune homme et celui d’un vieillard plus effondré encore, mais qu’on voit ici tous ces visages à la fois. Chef-d’œuvre, donc, s’il en est. Et je veux bien en discuter avec ceux qui ne croient pas à cette idée ni au génie.
Mais quelle est la clé très simple de ce retournement immense ? Elle semble infime, et on pourrait la laisser passer, tant on est pris par les tableaux admirables qui se succèdent. C’est un petit épisode qui la recèle. La réparation d’une injustice passée et d’une relation brisée, au cœur de la gloire, de l’époque, de la Movida, et de la «démocratie». Rien de ce qui se produit ensuite ne serait possible, en effet, si le cinéaste, écroulé dans la drogue, n’avait accepté de donner à son ami perdu le texte écrit de sa propre vie, pour qu’il triomphe enfin, à son tour, au théâtre. Or, c’est à cette représentation que vient par hasard son grand amour revenu par hasard d’Argentine. Et c’est de là que tout repart. Je n’hésiterai pas à dire que c’est la «morale» de «l’histoire» à condition qu’on n’y voie pas la morale en général de l’histoire en général, mais la morale, bien précise, de notre histoire, non moins précise. Car voici ce que j’y entends. C’est que la Movida, la démocratie, l’art, le désir, la sexualité, la couleur, la vie, rien de tout cela n’est fini, tout peut reprendre. Mais à une condition, et qui n’est pas un combat vague avec le démon, la dépression, ou la mort. Mais qui consiste à prendre conscience de l’injustice cachée au cœur des années de «gloire» et à ne plus la laisser régner. Revenons aux années d’émancipation, de créativité, de liberté, mais sans l’égoïsme, la concurrence, les pièges de la réussite ou du marché qui ont masqué et écrasé les vrais combats, qui les tuent encore. Le désir reviendra s’il est soutenu par la justice, et conscient de ses failles. Alors le verdict pourrait ne pas être fatal pour notre époque, pas plus qu’il ne l’est pour notre artiste, dans le cabinet médical où on le voit tout à coup, alors qu’on s’attendait au pire avec lui et son amie, délivré de sa crainte. Mais on ne peut pas se sauver tout seul.
Frédéric Worms Professeur de philosophie à l’ENS