Chacun s’accorde à penser que les mesures de restriction de la vie sociale et des déplacements prises depuis la mi-mars ont permis de contenir l’épidémie de Covid-19, en écartant la menace d’un effondrement de notre système hospitalier. Se pose aujourd’hui la question des modalités de sortie ou d’allègement d’un confinement dont la situation sanitaire ne semble plus désormais imposer le maintien sous sa forme la plus restrictive. Comme semblent l’indiquer les autorités médicales, l’épidémie n’est pas nécessairement derrière nous, mais l’expérience acquise dans la situation de crise vécue ces derniers mois permet d’envisager une gestion plus ciblée et plus réactive d’un nouvel épisode épidémique, si celui-ci venait à se produire dans les prochains mois.
Dans ce contexte général plus favorable qu’imaginé il y a quelques semaines, la reprise de l’activité n’est pourtant pas uniforme. Certains secteurs n’ont pas redémarré ou n’ont redémarré que très partiellement. C’est très clairement le cas des écoles, dont la réouverture progressive s’accompagne d’un accueil très limité et très inégal des élèves. Dans certains territoires, qui se trouvent souvent être aussi les plus démunis, l’accueil demeurera inexistant ou quasi inexistant d’ici à la fin de l’année pour la très grande majorité des enfants. Au 28 mai, selon les données fournies par le ministère de l’Education nationale, si la quasi-totalité des écoles élémentaires étaient ouvertes dans les départements de l’ouest et du sud-est de la France, ainsi qu’à Paris ou dans les Hauts-de-Seine, seuls 49 % des établissements étaient dans ce cas dans le département du Nord et 67 % en Seine-Saint-Denis. Mais ces chiffres ne disent rien du nombre d’élèves réellement accueillis, pour lesquels les disparités sont encore plus criantes. A la même date, on comptait de 40 à 50 % des élèves du primaire accueillis dans l’ensemble des départements bretons, en Savoie ou en Aveyron, près de 20 % à Paris ou en Gironde, mais seulement 4 % dans le Haut-Rhin, 8 % en Seine-Saint-Denis, 7 % dans le Val-d’Oise.
Alors que le spectre d’une seconde vague épidémique semble s’éloigner, se profile une crise sociale et scolaire qui se soldera, pour des dizaines de milliers d’enfants, par plus de cinq mois de déscolarisation, plus ou moins compensée par les familles. Au vu de la situation parfaitement anomique qui règne aujourd’hui dans bon nombre d’établissements, où l’on ne sait plus très bien qui décide de quoi en matière d’accueil (Etat, collectivités territoriales, enseignants, parents), il est à craindre que la rentrée de septembre soit elle-même perturbée.
Les conséquences de cette situation inédite sont pourtant parfaitement anticipables. L’impact des périodes de déscolarisation est bien connu des spécialistes de sciences de l’éducation, qui se sont penchés sur l’effet des vacances d’été. En gros, les périodes d’interruption scolaire estivales s’accompagnent chez les enfants d’une perte de compétences cognitives (summer learning loss), variable selon les domaines, mais d’autant plus prononcée que l’interruption est prolongée – pour une méta-analyse, voir Cooper et al, 1996 (1).
Toutes ces études soulignent de surcroît le fort gradient social de cet effet : il est d’autant plus prononcé que les familles sont socialement et culturellement démunies, éloignées de l’école, de ses attentes et de ses prérequis – voir par exemple Burkam et al., 2004 (2). Après cinq mois d’interruption scolaire, un méga-summer learning loss effect est devant nous, qui frappera en priorité les territoires et les populations les plus démunies, où la réouverture des écoles publiques s’avère de surcroît la plus chaotique. Le système éducatif français, qui se caractérise par une très forte emprise de l’origine sociale sur les résultats et les cursus scolaires, n’avait décidément pas besoin d’un tel imbroglio.
Entre-temps, le rapport des familles à l’école aura été profondément altéré. Que restera-t-il de l’obligation scolaire après que celle-ci aura été, à l’heure du déconfinement, sous l’impulsion du ministre de l’Education nationale lui-même, assurée sur la base du volontariat des familles ? N’est-il pas temps de gérer le déconfinement comme nous avons géré précédemment le confinement, en nous rangeant prioritairement à l’avis des autorités médicales ? Celles-ci pointent aujourd’hui l’urgente nécessité de remettre nos écoles à flot, fût-ce en allégeant les contraintes du protocole sanitaire imaginé il y a quelques semaines par le ministère de l’Education nationale et en se concentrant sur l’éducation à l’hygiène et aux gestes barrières ?
Profitons-en également pour sortir du confinement universitaire : les universités demeurent fermées dans l’indifférence générale, elles qui accueillent également les étudiants les plus modestes, enfants d’employés et d’ouvriers. Tandis que le sort des élèves des classes préparatoires préparant les concours des grandes écoles a immédiatement été pris en compte, les pouvoirs publics rivalisant d’ingéniosité pour organiser «quoi qu’il en coûte» les concours de fin d’année, les étudiants des universités sont une nouvelle fois sacrifiés, alors même qu’ils paient chèrement, à bien des égards, le coût de leurs études.