La surreprésentation des personnes ne vivant pas en couple chez les gilets jaunes (lire la tribune de Romain Huret «les Célibataires au cœur du grand débat» dans Libération du 26 mars ) montre à quel point la question sociale ne peut être dissociée des politiques de la vie privée. Pour les couches les plus favorisées de la population, le fait de vivre seul est une situation qui peut être vécue comme source du plus grand bonheur. Il n’en est pas de même pour ceux qui peinent à payer leurs factures et se privent de l’essentiel. Loin d’être un choix, le fait de vivre en couple est pour ces derniers un devoir qui engage même leur survie. Voilà quelque chose que les politiques sociétales dites de gauche ne semblent pas avoir compris, obsédées qu’elles sont par les unions entre personnes du même sexe et par les théories du genre pour afficher leur parti pris pour la «modernité». Prétendument inquiètes du destin sentimental des minorités, ces politiques font semblant de ne pas voir deux tendances de fond dans l’ensemble des sociétés démocratiques depuis quarante ans : celle du déclin du couple et des solidarités familiales et celle, en hausse, du nombre de personnes vivant seules, et dans des situations sociales et économiques diverses.
En France, par exemple, 35 % des ménages sont constitués d’une seule personne. Selon certains chercheurs, cette réalité ne fera que croître dans les prochaines décennies, jusqu’au jour où ne pas partager son logement avec quelqu’un sera aussi évident que de réserver sa brosse à dents à un usage strictement personnel.
Au lieu d’accompagner ce mouvement, les politiques publiques le nient et cherchent même à le décourager en augmentant le coût de la vie en solo. Ceux qui sont en mesure de se payer ce luxe sont harcelés par des normes sociales qui les font se sentir comme anormaux car incapables de se lier à un partenaire d’une manière durable. Ce faisant, ce délicieux plaisir de la vie en solo est terni par les illusions d’une «autre vie», d’une vraie et merveilleuse vie à côté de l’élu(e) de son cœur. Sans compter les prêches incessants de ces prophètes médiatiques qui voient dans ce mouvement de fond l’expression d’un égoïsme pathologique propre aux sociétés gangrenées par l’individualisme et promises, de ce fait, à se désagréger au plus vite. Donc ceux qui incarnent ces tendances devraient payer pour leurs comportements délétères aussi bien économiquement que psychologiquement. Pourtant, ce que montrent les enquêtes, c’est précisément le contraire. Les personnes qui vivent seules – et qui peuvent se le permettre – ont des réseaux sociaux plus denses que celles qui vivent en couple. Certes, il y a ceux et celles que la misère économique et la maladie isolent. Mais pourquoi leur faire payer plus cher la vie en solo ? Cela ne tient qu’au jugement d’une société cruelle envers ceux qui ne peuvent pas se «payer» cette forme de vie. Plus encore, on pourrait avancer qu’une société comme la nôtre, qui pousse les personnes à habiter seules, est si connectée et bien organisée qu’elle n’a plus besoin des instances intermédiaires que sont le couple et la famille. Cela ne signifie pas que l’amour romantique disparaîtra de nos mœurs. Mais on apprendra à le relativiser et à ne pas le confondre avec les lourdeurs et les responsabilités de la vie en commun.
Tout un chacun saura à quel point le premier est passager et apprendra à se prémunir des déséquilibres qu’il est susceptible de produire lorsqu’il n’est plus là. Dans une société d’individus qui assument leur condition, la profondeur des liens est remplacée par leur multiplicité de sorte à ne dépendre de personne en particulier tout en étant entouré de plein de monde. Dans ce type de société, chacun sait que le seul vrai conjoint que nous ayons, le seul qui soit né pour nous et juste pour nous – et cela jusqu’à ce que la mort nous sépare – c’est nous-mêmes.