A la fois livre et exposition, le Monde vu d’Asie (Seuil) désoriente. Au musée Guimet, les cartes sont présentées pour la première fois comme des œuvres d’art, des reliques religieuses (jusqu’au 10 septembre). La plupart de ces œuvres n’ont jamais été montrées au public. Hormis le Japon, qui possède des collections exceptionnelles, liées à son passé impérial en Asie, et Taïwan, avec le fabuleux trésor de la Cité interdite, la France, le Royaume-Uni, le Vatican et les Etats-Unis accueillent les plus importantes collections au monde dans ce domaine. A l’origine de l’exposition, le livre, véritable essai sur l’histoire globale de l’Asie, présente un échantillon d’œuvres plus large encore que l’exposition, en intégrant des chefs-d’œuvre n’appartenant pas aux collections françaises. L’ouvrage, comme l’exposition, insiste sur la diversité des savoirs cartographiques d’Asie et sur les multiples échanges à l’intérieur de ce continent ainsi qu’avec l’Europe. Les auteurs, l’historien Pierre Singaravélou et le géographe Fabrice Argounès, nous invitent ici au décentrement, au sens propre comme figuré. Sur les cartes européennes, le centre du monde est figuré par Jérusalem, puis la Méditerranée. Sur les cartes asiatiques, conformément aux traditions hindoues, bouddhistes ou taoïstes, c’est l’Asie qui est au centre, les Amériques passent à l’Est, et l’Europe se situe dans les marges occidentales.
Pourquoi voir le monde depuis l’Asie est-il d’actualité ?
P.S. et F.A. : L’Asie constitue jusqu’au XIXe siècle «l’ailleurs» par excellence des Européens, le berceau de la civilisation mais aussi l’envers de l’Europe. La mondialisation actuelle, qui se polarise sur l’Asie, nous invite à revisiter l’histoire longue de ce continent et de son rapport au monde, en inversant les perspectives. Comment les Asiatiques perçoivent-ils les Européens et l’Extrême-Occident ? Comment ces représentations ont-elles évolué depuis près d’un millénaire ? Les cartes permettent de faire immédiatement cette expérience de décentrement du regard. Le continent asiatique a vu naître et s’épanouir des traditions cartographiques parfois plus anciennes et certainement plus diverses qu’en Europe, de l’Afghanistan au Japon et de la Mongolie jusque dans l’Indonésie actuelle. Pourtant, ces traditions scientifiques et esthétiques sont méconnues en Europe.
Cette cartographie est-elle très présente dans la vie quotidienne ?
Jusqu’au XXe siècle, les cartes étaient souvent l’apanage des autorités impériales et des aristocrates. Toutefois, la majeure partie de la population peut y avoir accès dans les temples, comme en Thaïlande, où ces représentations murales édifient les dévots analphabètes. Les cartes asiatiques se caractérisent par la diversité des usages et des supports. Les anciennes cartes sur soie et papier ont disparu, mais subsistent en Chine de grandes cartes gravées sur la pierre au XIIe siècle, telle la carte de Yu (1136) beaucoup plus précise que les cartes chrétiennes et arabo-musulmanes de la même époque. Les collections du musée Guimet montrent que des éventails, de la vaisselle en porcelaine et des robes, destinés à l’empereur de Chine, peuvent devenir des objets cartographiques…
Certaines œuvres asiatiques, comme la Carte générale de tous les pays de la Terre (voir ci-dessus), peuvent s’avérer plus précises que les cartes occidentales…
L’auteur japonais de la Carte générale de tous les pays de la Terre n’ignore nullement la réalité du monde, mais, pour lui, l’enjeu est ailleurs. Ce moine entend représenter l’univers bouddhiste et notamment la place du Japon en son sein. A la même époque, aucune mappemonde européenne n’est aussi précise dans la description géographique de l’Inde du Nord, car cette carte s’adresse aux lettrés et aux dévots visitant les lieux réels ou mythiques que le Bouddha a fréquentés, et les principaux temples de la région. Elle constitue un exemple parmi d’autres d’une «modernité» alternative à celle qui caractérise le Vieux Continent. Nous savons en outre que les savants chinois produisent au début du XVIIe siècle, les plus ambitieux documents océanographiques de l’époque, avec des instructions pour la navigation hauturière et des relevés bathymétriques, sur la profondeur des fonds marins. Ces cartes ont été élaborées grâce aux savoirs maritimes compilés par les marins de l’océan Indien depuis les expéditions de Zheng He au début du XVe siècle, de la Chine jusqu’aux côtes de l’Arabie et de l’Afrique. Au début du XVIIIe siècle, l’atlas commandité par l’empereur Kangxi, coproduit par des mandarins chinois et des jésuites européens entre 1708 et 1717, est probablement la plus ambitieuse entreprise cartographique de son temps.
Les savoirs asiatiques et européens font plus que s’échanger, ils se mélangent ?
La cartographie asiatique n’est pas entièrement pensée et exécutée en Asie. Certaines informations décisives proviennent d’abord des voyageurs persans et arabes, ouvrant les horizons chinois jusqu’à la Méditerranée. A partir du XVIe siècle, les cartes asiatiques intègrent les savoirs européens, notamment par le biais des jésuites. La carte de Matteo Ricci, produite à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe, une des plus célèbres de l’histoire de la cartographie, associe savoirs européens et chinois. Véritable concession de la part d’un cartographe européen, la Chine est représentée au centre du monde. En contrepartie, Ricci rétablit les proportions de la Chine et la prive ainsi de sa domination symbolique sur les terres émergées. Il oblige les élites impériales à repenser le monde et ses distances. Cette carte, qui constitue rapidement un modèle, se diffuse dans toute l’Asie orientale. Autre exemple d’hybridation des savoirs asiatiques et européens, cette fois en Europe : le cartographe flamand Abraham Ortelius, auteur du premier atlas européen, dessine l’Empire chinois grâce à des cartes reçues en Europe comme cadeaux de marchands du sud de la Chine. Les Européens, en particulier au moment de la colonisation, ont constitué, en grande partie par la prédation, les plus belles collections de cartes asiatiques, conservées aujourd’hui dans les musées et les grandes bibliothèques. Le grand récit, longtemps dominant, selon lequel l’Europe aurait inventé seule la «modernité» cartographique ne tient plus.
Les cartographes asiatiques élargissent peu à peu les horizons du monde connu…
L’Asie des cartes asiatiques résulte des nombreuses descriptions effectuées par les moines bouddhistes chinois, coréens ou japonais en Inde, à la recherche des textes sacrés,
tandis que les moines indiens se rendent au Japon afin d’ouvrir des écoles et fonder des temples. Les marchands et les explorateurs jouent aussi un grand rôle dans la construction cartographique de l’Asie et de ses marges. Les moyens de certains explorateurs chinois sont sans commune mesure avec ceux des Européens : peut-être jusqu’à 30 000 hommes pour l’amiral eunuque Zheng He entre 1407 et 1420, contre 200 pour la première expédition du navigateur portugais Vasco de Gama vers l’Inde entre 1497 et 1499. Ces expéditions élargissent les horizons géographiques de la Chine ou du Portugal, mais la possibilité d’une «mondialisation chinoise» se referme à la suite d’un revirement de la politique impérialedes Ming.
Qu’est-ce que la colonisation va changer dans ces représentations du monde ?
Depuis Marco Polo, au Moyen Age, l’Asie – ses immenses richesses et ses puissants empires – fascine les Européens. Cet intérêt n’est pas réciproque. L’Europe n’a que peu à offrir aux Qing et aux Moghols, les deux principales puissances économiques du monde jusqu’au XVIIIe siècle. Les Européens apparaissent comme des barbares ou des acteurs commerciaux secondaires. Mais avec la colonisation, la présence européenne s’accroît dans les grands ports et dans les villes du littoral asiatique. Pour la première fois, les savants et les élites asiatiques sont contraints d’observer et de tenter de comprendre les Européens, tenus à distance. Très peu d’Asiatiques voyagent en Europe avant la fin du XIXe siècle. Ils observent donc les Européens dans les comptoirs, puis les concessions et les colonies asiatiques. Ces modèles réduits de l’Occident (Canton en Chine, Nagasaki au Japon, etc.) contribuent grandement à la production de savoirs et de stéréotypes sur l’Europe.
Les Asiatiques nous voient comme des créatures «exotiques» ?
De nombreuses œuvres dans l’ouvrage et l’exposition révèlent la fascination qu’exerce la «modernité» européenne sur une partie des élites asiatiques. On retrouve très souvent les mêmes objets à l’instar de la machine à vapeur. Comme le montre l’illustration reproduite ici (page de gauche, en bas), certains artistes japonais n’ignorent pas que des essais de ballons ont eu lieu à Washington : ils représentent la capitale états-unienne comme une cité irréelle, peuplée de personnages vêtus à l’occidentale mais aux yeux bridés. Les artistes qui réalisent ces œuvres n’ayant jamais visité l’Europe ou l’Amérique, les images et les clichés se télescopent régulièrement : on peut admirer des palais vénitiens dans un Paris portuaire, car les copies des représentations de Canaletto ont été les premières images de l’Europe diffusées massivement au Japon.
Mais même pendant la colonisation, les échanges ne se font jamais de façon unilatérale…
Nous avons découvert, à l’Ecole française d’Extrême-Orient (EFEO), les seules cartes cambodgiennes vernaculaires connues. Des officiers et des fonctionnaires français, en poste au Cambodge, ont demandé à des notables et à des lettrés khmers de chaque province du pays de dessiner leur région. Il s’agit, là encore, d’un exemple d’hybridation réalisé avant l’entreprise de cartographie coloniale de cette partie de l’Indochine. Tour à tour influencées par les traditions cartographiques vietnamienne, indienne et chinoise, ces cartes représentent, de manière sensible, la vie quotidienne des habitants, l’environnement, les animaux sauvages et domestiques, les dangers à éviter…
La mondialisation a-t-elle uniformisé la cartographie ?
Les cartes se ressemblent formellement de plus en plus, mais elles demeurent aujourd’hui autocentrées. A l’instar des Européens et des Etats-Uniens, les cartographes chinois situent la Chine au cœur du monde. Ce principe cartographique définit aussi bien la cartographie ancienne que Google Maps. L’équivalent du «Vous êtes ici» ou du point bleu sur les smartphones est déjà pensé au premier millénaire par le pouvoir impérial chinois. De même, les cartes itinéraires nippones, destinées aux voyageurs de l’archipel, contenaient des informations (points de vue sur le mont Fuji, etc.) qui sont aujourd’hui parmi les plus demandées avec la géolocalisation. Paradoxalement, les cartes asiatiques anciennes nous préparent peut-être mieux que les traditions occidentales à l’évolution actuelle de la cartographie numérique.