Longtemps, religions et psychanalyse ont entretenu une méfiance réciproque. Jusqu’à ce que, dans le monde catholique, des pionniers, comme le jésuite Denis Vasse ou le prêtre parisien Maurice Bellet, défrichent le terrain. Laurent Lemoine, théologien spécialiste d’éthique et religieux dominicain devenu psychanalyste, a mis ses pas dans ceux-là. De l’analyse, il dit joliment que c’est «le laboratoire de soi». Auteur du récent Quoi de neuf docteur ? La psychanalyse au fil du religieux (éd. Salvator), il explique en quoi le retour du religieux pose question et quels garde-fous faudrait-il mettre en place.
Dans un récent livre d’entretiens avec le sociologue Dominique Wolton (1), le pape François a confié avoir eu recours à la psychanalyse. Une confidence inhabituelle…
ν C’est même une petite révolution. Le pape a brisé un tabou. Si j’étais caricatural, je dirais qu’il y a là une minibéatification de la psychanalyse. Cette démarche -avouer avoir eu recours à la psychanalyse – correspond aussi à une idée fondamentale chez le pape : ce qui paraît étranger à l’Eglise, ou loin de l’Eglise, ne l’est pas en réalité. A ses yeux, il existe une commune humanité.
Historiquement, il y a eu un soupçon théorique des Eglises à l’égard de la psychanalyse. Parce que Freud était athée et que la psychanalyse était assimilée à un athéisme plus ou moins militant ; ce qui n’est pas le cas. Freud a dit lui-même que le psychanalyste devait rester indifférent à la religion pour pouvoir écouter les personnes venant à lui.
Comme théologien et psychanalyste, vous êtes très dubitatif sur ce qu’on appelle aujourd’hui le retour du religieux, très critique même. Pourquoi ?
Parce que la religion revient par son plus mauvais côté. C’est le retour de l’irrationnel, violent et fanatique, le retour des valeurs (même si, bien sûr, nous avons besoin de valeurs) et, pire, le retour de l’ordre moral le plus strict. Le retour de ce religieux-là fait peur. Et à juste titre. Parce qu’il justifie n’importe quoi : l’intolérance, le non-dialogue avec le pluralisme éthique et religieux, la remise en état des frontières et des identités. Tant mieux si les gens ont une identité ! Mais l’identité est toujours plurielle. Souvent, chez les religieux, on n’arrive plus à distinguer l’identité de l’identitaire. Pour ma part, je préférerais constater un retour de la foi ou de nouvelles quêtes spirituelles.
En quoi est-ce différent, la foi et la religion ?
ν La foi est nomade. Elle ne sait pas ; elle cherche. Il y a une très belle phrase de saint Thomas d’Aquin qui dit, en substance, que ce n’est pas parce que j’ai trouvé quelque chose que ce que j’ai trouvé épuise la question. La foi, c’est Abraham dans la Bible. Il part, mais il ne sait pas où il va. Et au cours de ce voyage, il y a des déserts et des oasis.
Dans la religion, il n’y a plus de questionnement. Que ce soit avec la raison ou avec la spiritualité. C’est saturé et bloqué. La fonction du religieux est de donner du sens. Mais une vie humaine, c’est accepter aussi qu’il n’y ait pas de sens mais du non-sens, de l’échec, du vide.
La religion est un vecteur naturel de l’identitaire. Et si elle n’est pas travaillée par la parole, elle conduit au fondamentalisme qui se porte si bien. L’antidote, c’est la capacité à relativiser. Il ne s’agit pas de relativisme mais de «désabsolutiser» l’environnement qui est le nôtre.
Y a-t-il un besoin actuel de spiritualités ?
ν Malheureusement, la grande vague, je crois, est derrière nous. Au cours des années 90 et 2000, nous avons connu une éclosion des spiritualités, celle du New Age par exemple, quitte d’ailleurs à donner corps à des ensembles composites. Ce supermarché des spiritualités faisait suite lui-même à la laïcisation massive de la société, à son athéisation. Celles-ci ont été souvent asphyxiantes, favorisant du coup l’efflorescence des spiritualités. Mais la phase que nous vivons actuellement, c’est celle du retour du religieux et non pas du spirituel. De mon point de vue, il faudrait justement «désencombrer» ce religieux pour retrouver des oasis de spiritualités qui existent. On le voit d’ailleurs dans le succès des pèlerinages. Croyants ou non, les personnes se mettent en marche, se déplacent, redeviennent nomades, cherchent…
Le religieux a-t-il étouffé le spirituel ?
ν Je ne dirais pas étouffer mais le religieux, oui, domine le spirituel. Le spirituel accepte une part d’inorganisation, peut se jouer des frontières ; ce qui est souvent insupportable au religieux, par nature exclusif et non pas inclusif. En ce sens, le pape François me paraît davantage spirituel que religieux.
Si la croyance s’exprime principalement sous la forme du religieux, c’est parce que l’humanité a besoin de réassurances. Le monde est précarisé, menacé de plusieurs manières, de la crise écologique à celle du libéralisme. Face à cela, le religieux, pourvoyeur de sens, rassure. C’est une sorte de grand anxiolytique (je ne dirai pas que c’est l’opium du peuple !). Le religieux crée de la communauté, tisse des liens entre ceux qui se ressemblent. Et, ce faisant, favorise le communautarisme. C’est l’aspect mimétique du religieux.
Vous redoutez un retour du totalitaire en Europe à travers le retour du religieux. Pourquoi ?
ν Parce qu’il est instrumentalisable. C’est l’une de ses particularités. Oui, je crains que le retour du religieux ne débouche sur un retour de politique autoritaire. Il n’y a pas plus religieux – si je suis sévère – que les grandes assemblées nazies acclamant Hitler. En Russie aujourd’hui, Poutine instrumentalise le retour du religieux et des valeurs morales (dont les gens ont, bien sûr, besoin) pour un asservissement au régime politique.
L’engagement des jeunes qui ont rejoint Daech et le jihadisme est-il, selon vous, religieux ?
ν Le religieux vient là répondre à un besoin d’idéalisation, souvent un peu paranoïaque ou mélancolique. C’est une offre, un prêt à croire, du ready-made qui satisfait la demande de l’adolescent, cherchant à s’accrocher à des idéaux forts.
La religion est-elle violente ? Quelle serait la spécificité de la violence religieuse ?
ν Malheureusement, cela lui est, je crois, naturel même si c’est très controversé. L’expérience historique montre que cet ensemble complexe qu’est une religion (des rites, un culte, une éthique, un texte sacré, etc.) porte à la violence. C’est un vecteur possible de violence car la religion a à voir avec la superstition, la pensée magique. Le grand problème du religieux, c’est l’Un, le total enfermé en lui-même.
La violence religieuse se manifeste d’ailleurs fréquemment dans les textes sacrés. La Bible en est remplie ! Si la devise républicaine de la France inclut la fraternité, je suis frappé, à titre personnel, d’observer combien la violence fratricide court à travers le texte biblique. Il suffit de relire l’histoire de Caïn et d’Abel ou celle de Joseph et ses frères. Le psychanalyste Gérard Haddad décrit très bien ces couples de frères qui s’entre-tuent. Souvent la violence religieuse se manifeste là, sur le thème du fraternel qui vire au fratricide. Comme s’il s’agissait de nous dire qu’il est nécessaire de soigner la fraternité. Elle semble davantage un horizon, un idéal qu’une réalité établie.
Entre religions, se joue un phénomène bien connu des psychanalystes, celui de ce qui est familier et étrange en même temps, générant de la violence. Le religieux, c’est toujours le déjà connu. Ma doctrine va se heurter à celle de mon voisin. Ce voisin est un autre et à la fois un même. C’est cela qui crée ce noyau incandescent d’où surgit la violence. Ce n’est pas le cas – ou de manière moindre – pour la spiritualité. Parce que dans le cas de la spiritualité, il y a une dimension de quête, d’exploration de quelque chose que je ne connais pas encore.
Cette potentialité de violence religieuse ne s’incarne pas obligatoirement. En fait, le religieux est un bloc de ritualités qui doit être retravaillé par la parole. Comme le disait le philosophe et théologien Maurice Bellet, nous sommes toujours en commencement. Nous ne possédons pas en nous-même notre propre vérité, quelque chose de notre vie nous échappe toujours.
Il y a beaucoup de rivalités entre religions. Mais existe-t-il un fond autour duquel elles puissent se retrouver, une fraternité possible ?
ν Oui, à condition qu’elles acceptent de sortir d’elles-mêmes, qu’elles tentent de se dépasser, de dépasser leurs frontières pour aller vers un horizon commun, des valeurs communes. C’est ce qui a été tenté aux rassemblements d’Assise, initiés en 1986 par Jean-Paul II, une initiative qui n’a évidemment pas plu à tous les religieux. Le théologien Hans Küng a, lui, développé une réflexion autour de ce concept d’éthos planétaire dans lequel les religieux acceptent de se transcender eux-mêmes. C’est possible mais toujours très fragile.
(1) Politique et société, un dialogue inédit, éd. de l’Observatoire (2017).