Des magasins déserts, des bâtiments inachevés, des aires de jeux envahies par les mauvaises herbes, des bâtiments officiels dans un état de délabrement avancé… Bienvenue à Lavasa, la ville idéale d’Ajit Gulabchand, le patron richissime du groupe indien de construction Hindustan Construction Company (HCC). Située à quatre heures de route de Mumbai (l’ancienne Bombay), dans l’ouest de l’Inde, cette cité sortie de nulle part, qui se voulait « aussi grande que Paris et aussi belle que Portofino » en Italie, devait accueillir 300.000 habitants. Elle en compte aujourd’hui moins de 1.000, condamnés à voir « leur » ville se dégrader inexorablement…
Rien de ce qui avait été annoncé – toutes ces promesses pour lesquelles ils avaient payé fort cher : l’université, le campus connecté, les écoles privées, les boutiques de mode, les grandes enseignes de restauration, les appartements de luxe, les terrains de sport, le tout niché dans un cadre idyllique – n’a en effet vu le jour. Etranglée par une dette de plus de 500 millions d’euros, Lavasa Corporation, l’entité qui gère la ville, a fait faillite en 2018 et s’est mise sous la protection de la loi. « Le rêve d’Ajit Gulabchand est devenu le cauchemar des banquiers indiens », titrait un quotidien de New Delhi en juin 2018. On ne peut mieux dire…
Ville entièrement privée
Tout avait pourtant si bien commencé… Au milieu des années 1990, lors d’un déplacement en hélicoptère, Sharad Pawar, le gouverneur de l’Etat du Maharashtra, repère une vallée, la vallée de Mose, dans les Ghats occidentaux, la chaîne de montagnes de l’Etat, à quelques dizaines de kilomètres de la ville de Pune. L’idée d’y bâtir une ville nouvelle lui vient aussitôt à l’esprit. Mais il faudra attendre l’an 2000 pour que le projet commence à sortir des limbes. Entre-temps, ses contours ont changé. En fait de ville nouvelle, il s’agit d’édifier une ville entièrement privée.
Outre-Atlantique, des villes privées existent depuis les années 1880. Certaines ont été créées par des familles, comme Seaside, une station balnéaire de Floride ; certaines sont le fait de grandes compagnies telle Celebration, la ville fondée par Disney non loin du parc d’attraction d’Orlando. Au début des années 2000, d’autres projets s’apprêtent à voir le jour, en Arabie saoudite notamment, avec Kaec, la ville économique du roi Abdallah, qu’un grand groupe immobilier de Dubaï met en chantier à partir de 2006 et qui ambitionne d’atteindre 2 millions d’habitants en 2035.
Mais ce sont surtout dans les pays émergents que ces projets se développent. Confrontés à une croissance démographique et à une urbanisation galopantes, mais souvent incapables de financer eux-mêmes des villes nouvelles, ces pays n’ont d’autre choix que de se tourner vers l’initiative privée, qui se voit confier non seulement la construction des bâtiments mais aussi la quasi-totalité des services publics. Pour les entreprises concernées, l’affaire apparaît juteuse. Aux classes aisées, les opérateurs privés offrent non seulement des appartements de luxe mais surtout des services haut de gamme – qu’il s’agisse d’éducation, de loisirs, de ramassage des déchets, de fourniture de courant ou d’eau potable – très rentables.
Une manne pour Hindustan Construction Company
Tels sont les principes qui président à la naissance de Lavasa. En 2000, un accord est trouvé entre l’Etat du Maharashtra et l’Hindustan Construction Company. Ce groupe de BTP créé en 1926 par Seth Walchand Hirachand a l’habitude des grands projets de génie civil et d’infrastructures. Outre des centrales nucléaires et hydroélectriques, il a construit nombre de ponts, d’autoroutes et de tunnels en Inde. Depuis 1994, il est présidé par le petit-fils du fondateur, Ajit Gulabchand.
Figure en vue du capitalisme indien, ce dernier a vite saisi l’intérêt de se lancer dans la construction ex nihilo d’une ville nouvelle : d’ici à 2030, 70 % des emplois du pays seront créés dans les villes et 600 millions d’Indiens seront des citadins. Pour faire face à la demande de logements et d’immeubles tertiaires, le pays va devoir construire l’équivalent d’une ville comme Chicago chaque année. Une véritable manne pour HCC !
Dans la conquête de ce nouveau marché, l’Etat de Maharashtra offre une formidable opportunité. Avec ses 16 millions d’habitants – un nombre en constante augmentation -, sa capitale, Mumbai, est presque totalement saturée : bidonvilles et lotissements illégaux envahissent le moindre espace libre ; les services publics les plus élémentaires – à commencer par le ramassage des ordures et la fourniture d’eau potable – y sont déficients, voire inexistants. Distante d’une soixantaine de kilomètres des Ghats occidentaux, la deuxième ville de l’Etat, Pune, n’est guère mieux lotie. Elle ne comptait pourtant, en 2000, que 3,6 millions d’habitants…
Une réplique de Portofino
La cité qu’Ajit Gulabchand entend construire sera un havre de paix, une bulle pour les classes moyennes et supérieures lasses des désagréments de Mumbai et de Pune. Elle servira de refuge pour tous ces entrepreneurs, ces cadres et ces salariés hautement qualifiés qui ont profité de l’implantation, dans ces deux agglomérations, des grandes multinationales de la technologie et de la finance et du développement d’une industrie informatique performante. Première ville entièrement privée jamais construite en Inde, en partie inspirée des « hill stations » coloniales, où les administrateurs britanniques étaient logés loin des miasmes des rues populeuses, le modèle pourra ensuite être déployé ailleurs en Inde.
Dans l’affaire, l’entrepreneur indien voit d’emblée très grand. Ce n’est pas une mais cinq villes étroitement liées entre elles qui verront le jour dans la vallée de Mose. Elles seront bâties selon les canons du nouvel urbanisme, cette école apparue dans les années 1980 et qui entend réhumaniser la ville en accordant notamment une plus grande place aux piétons. La ville appuiera son développement sur deux grands pôles : l’hôtellerie, le tourisme et les loisirs d’une part ; l’éducation, la recherche et les entreprises innovantes, d’autre part. Tous les bâtiments seront « intelligents » : e-services, e-gouvernance et domotique urbaine y seront la règle.
Sur le plan architectural, la ville sera une réplique de Portofino, le très ancien village de pêcheurs aux maisons colorées situé sur la Riviera italienne au sud-est de Gênes. Même le nom est là pour rappeler l’Italie : Lavasa a en effet été trouvé par un cabinet américain spécialisé dans la création de noms de marque. Conçue, construite et gérée par HCC, la ville ne comportera pas de conseil d’administration. Elle sera dirigée par un « city manager » – en l’espèce un Américain, Scot Wrighton – assisté d’une équipe de cadres, tous nommés par HCC.
Filiale du groupe de BTP, Lavasa Corporation fournira aux habitants tous les services à l’exception de la police – que complétera un gardiennage privé – et des services postaux. Enthousiaste, Ajit Gulabchand estime à un peu plus de vingt millions de dollars les revenus annuels de la ville lorsque celle-ci sera définitivement achevée vers 2020. Sûr de son fait, l’entrepreneur finance par des emprunts massifs la réalisation de son projet grandiose.
Corruption, clientélisme, rivalités politiques
Mais rien ne se passe comme prévu. Commencés en 2005, les travaux sont interrompus moins de cinq ans plus tard. Manque de clients ? Bien au contraire ! Malgré leur prix très élevé – entre 17.000 et 36.000 dollars -, les appartements construits dans la première des cinq villes prévues – Dasve – se sont vendus comme des petits pains ! L’ordre de tout arrêter est venu du ministère indien de l’Environnement. La raison : Lavasa Corporation aurait allègrement violé le droit de l’environnement.
Que le ministère ait profité de l’occasion pour régler quelques comptes politiques est hautement probable. Il n’empêche, les résultats de l’enquête sont désastreux pour Ajit Gulabchand. Ce dernier se serait allié avec un politicien local pour s’approprier en toute illégalité les terres des populations tribales de la région, normalement interdites à la vente.
Achetées pour une bouchée de pain, elles auraient été revendues 170 à 240 fois leur prix aux futurs propriétaires.
Des villages entiers auraient été déplacés manu militari. Il est également question de pressions physiques et même de menaces de mort. Corruption, clientélisme, rivalités politiques…
Le dossier est emblématique d’un certain capitalisme indien. D’autant que des polémiques commencent à fuser sur la nature même de la ville nouvelle : comment résoudre la crise urbaine du pays avec des appartements proposés à plusieurs dizaines de milliers de dollars quand plus de 800 millions d’Indiens vivent avec moins de 2 dollars par jour, interrogent avec raison les détracteurs du projet.