L’or noir est la première source mondiale d’énergie depuis plus d’un demi-siècle. Et pourtant son avenir est incertain comme jamais. L’an dernier, il a fourni plus du tiers de l’énergie primaire consommée dans le monde. Son prix, qui joue un rôle majeur dans l’économie mondiale, défie les prévisions. Et les majors pétrolières, longtemps les entreprises les plus puissantes de la planète, doivent faire des choix impossibles.
Offre bridée
Aujourd’hui, c’est le prix du baril qui attire la lumière. Depuis la mi-2017, il a pratiquement doublé. Il approche désormais 80 dollars,alors qu’il valait moins de 30 dollars début 2016 (après avoir oscillé autour de 100 dollars de 2011 à l’été 2014). Cette poussée vigoureuse a fait repasser l’inflation au-delà des 2 % dans nombre de pays avancés, amputant pouvoir d’achat et consommation. Elle a aussi sorti la Russie et le Brésil de la récession. La hausse a surpris la plupart des experts. Ceux du FMI ont relevé d’un quart leur prévision du prix moyen du baril en 2018. Des analystes de Bank of America-Merrill Lynch voient le cours dépasser 90 dollars au printemps 2019.
Ce renchérissement s’explique. La demande progresse avec la croissance soutenue des pays émergents et de gros achats de l’industrie pétrochimique. L’offre, elle, est bridée. Elle l’a été d’abord par un accord conclu fin 2016 par les pays de l’Opep (Organisation des pays exportateurs de pétrole) et la Russie, pour contenir la production. Ce pacte a été récemment assoupli , sans effet durable sur les cours.
Progression régulière de la demande
Car un autre facteur pèse encore plus sur l’offre : les tensions géopolitiques. En pleine tourmente économique et sociale, le Venezuela a réduit sa production de près de moitié en deux ans. En proie à une guerre civile, la Libye a du mal à exporter . L’interdiction d’importer du pétrole iranien à partir de novembre prochain, décrétée par le président américain Donald Trump qui menace les contrevenants de lourdes sanctions, commence déjà à faire sentir ses effets. Même si Trump se vante d’avoir obtenu une hausse de la production saoudienne…
La perspective change en prenant du recul. Au-delà des fluctuations de court terme, la demande mondiale de pétrole progresse en réalité de manière très régulière, du moins pour l’instant. Sa consommation est sur une pente de 1,5 % depuis maintenant trente-cinq ans. La récession profonde de 2009 se traduit à peine par une légère entaille dans la courbe.
De grands écarts cachent cette régularité. En dix ans, la consommation de pétrole a baissé de 11 % en Europe et de 4 % aux Etats-Unis, tandis qu’elle montait de 59 % en Inde et de 64 % en Chine ( chiffres BP ). Des écarts qui reflètent à la fois une activité plus dynamique dans les pays émergents et un stade de développement différent – la Chine et l’Inde sont en plein boom industriel, le moment où la soif d’énergie est la plus grande.
Doublement de la production américaine
Si la demande augmente régulièrement, les chocs viennent donc de l’offre. C’est vrai à court terme. D’après le FMI , « environ 80 % de la récente hausse des prix a été provoquée par une détérioration des conditions de l’offre ». C’est encore plus vrai à moyen et long terme. Guerre du Kippour en 1973, révolution iranienne en 1979, invasion du Koweït par l’Irak en 1990, guerre du Golfe en 1990, « printemps arabe » de 2011 : la plupart des flambées du pétrole viennent de tensions au Moyen-Orient, d’où est tiré plus du tiers de la production mondiale.
Comme du côté de la demande, la tendance générale de l’offre cache une redistribution spectaculaire des cartes. Les Etats-Unis sont désormais le premier producteur mondial de pétrole, avec une production qui a doublé en dix ans pour dépasser les 13 millions de barils par jour. Devant l’Arabie saoudite (12 millions) et la Russie (11 millions). Et ce n’est pas fini ! A lui seul, le Bassin permien, cet eldorado du pétrole de schiste situé au sud du Texas, pourrait doubler sa production d’ici à cinq ans. Ce qui la porterait à plus de 5 millions de barils par jour, davantage que l’Iran ou l’Irak aujourd’hui.
« Au-delà du pétrole »
Mais le vrai doute est ailleurs. Il porte sur l’investissement. Car pour produire du pétrole, il faut dépenser des fortunes, d’abord pour en trouver puis pour le pomper. Les dépenses ont culminé à près de 900 milliards de dollars en 2014, avant de revenir à moins de 600 milliards l’an dernier. Et ce n’est sans doute pas qu’une baisse cyclique induite par la chute des prix. Car les compagnies imaginent visiblement un autre avenir.
Le patron de l’anglo-néerlandais Shell, Ben Van Beurden , explique ainsi que son métier n’est plus le pétrole mais la transition énergétique. Le français Total est devenu un géant du solaire avec sa filiale SunPower et a racheté récemment un distributeur français d’électricité, Direct Energie. Et cela fait déjà près de vingt ans que BP a déclaré que son acronyme signifiait « Beyond Petroleum » (« au-delà du pétrole »), rayant ainsi d’un trait de plume un siècle de fierté british.
Des projets raréfiés
Les pétroliers ont en réalité une équation difficile à résoudre . Leurs actionnaires s’inquiètent d’un renforcement de la lutte contre le réchauffement climatique qui pèserait sur le secteur – et aussi de la montée en puissance de la voiture électrique. Ils freinent donc les ardeurs d’investissement. Les projets à plus de dix ans se raréfient. Les prix risquent donc de flamber tôt ou tard dans les années 2020. Ce qui pèsera sur la consommation… et pourrait, paradoxalement, pousser les majors à investir davantage dans les autres formes d’énergie, pour éviter de se retrouver avec des millions de barils sous terre que plus personne ne voudra acheter. L’avenir du pétrole sera moins glorieux que son passé.