Le Business politique

En 1990, Mobutu voulait un multipartisme à trois partis politiques. Bientôt vingt-huit ans après, ce nombre est multiplié par deux cents, voire plus. À la télévision, on parlerait des « politiciens de l’extrême ». Qu’est-ce qui fait courir tant les Congolais vers la politique ? 

 

Pour l’anecdote. En 2007, lors de la présentation des participants à un séminaire des journalistes à Bujumbura au Burundi, un confrère venu de la Tanzanie a cette réaction spontanée après mon tour, un peu comme pour se moquer de moi : « Ah ! Tu viens du pays où pour s’enrichir vite, il faut faire la politique… ». Rires et sourires dans la salle. Stupéfiante, cette blague de mauvais goût ! Je m’en souviens encore comme si c’était hier.

La boutade a certes fait rire tout le monde dans la salle. Mais en réalité, et avec le recul, je me rends compte qu’elle fait le procès de la classe politique congolaise, mieux de la production politique depuis que la République démocratique du Congo, alors République du Zaïre, est entrée dans l’ère de la démocratisation. Est-ce à dire que la démocratie est en danger en RDC ?

La perversion de l’idéal de la démocratie

Presque 18 ans après le discours fondateur du 24 avril 1990 ! S’interroger publiquement sur le sens de la démocratie et son éthique politique et sociale, sur sa place dans la société et dans le développement, contrarie certains intérêts qui se parent du voile de la souveraineté et du nationalisme. Bref, du droit à la différence tout court. Depuis le 24 avril 1990 donc, la classe politique congolaise est constamment prise à partie dans les critiques trop sévères formulées par les milieux nationaux et internationaux.

Souvent, certains politiciens fustigent eux-mêmes les pratiques politiques de leurs collègues. Les reproches émanent aussi de la population, des gouvernements étrangers, de la presse, d’organismes internationaux… La critique porte essentiellement sur la manière particulière dont les politiciens congolais perçoivent, agissent et trouvent des solutions aux événements et situations dans le pays.

Les accusations sont presque identiques : la perversion de l’idéal de la démocratie. Les politiciens congolais n’ont d’idéal que leur « ventre » ou leurs intérêts personnels. Or, comme le dit l’ancienne présidente du Brésil, Dilma Roussef, « faire la politique dans son acception occidentale, c’est mettre de côté ses intérêts personnels, égoïstes ». Les politiciens congolais sont accusés de démagogie, d’entretenir intentionnellement les crises politiques, d’incompétence politique, jamais à la hauteur de leurs responsabilités politiques…

Jugés corrompus, soit par le régime au pouvoir, soit par l’extérieur, les politiciens congolais manquent simplement d’idéologie et de conviction politiques. D’autres critiques stigmatisent enfin l’incapacité des partis politiques d’éduquer la masse. Toutes ces accusations sont révélatrices d’un problème réel. Cependant, est-il fondamental et pertinent de se demander s’il existe la démocratie en RDC, si les partis politiques gèrent mieux ou non les événements et les situations dans le pays ? Faudrait-il se demander s’il existe une bonne démocratie ou une mauvaise démocratie, s’il existe un vrai politicien et un faux politicien ?

L’ancien président de la France, Jacques Chirac, dit que « la démocratie est un luxe » que ne peuvent pas se permettre les Africains ». Les pays qui ont choisi la démocratie comme système de gestion de l’État recourent d’habitude au paradigme classique.

Ce paradigme permettrait d’atteindre l’objectif recherché compris comme ce qui est parfaitement conforme à la volonté populaire et à la vérité.

Les démocraties occidentales ont élaboré des critères d’évaluation de la performance des États démocratiques comme la protection des droits fondamentaux, tels que la liberté de la presse, la liberté d’expression, la liberté d’opinion, l’État de droit ; la bonne gouvernance… Mais l’observation et le bon sens démontrent que ces critères de l’évaluation de la qualité de la production politique ne sont pas toujours pris en compte de manière indifférenciée ni par les politiciens qui sont au pouvoir ni par ceux qui sont à l’opposition. On constate que ce qui passe pour être un mauvais acte politique pour certains peut s’avérer un bon acte pour d’autres.

La perspective théorique

Le problème peut être scientifiquement appréhendé à un autre niveau, notamment socioculturel. Il s’agit alors d’explorer les interconnexions entre la société, la politique et la culture en prenant en compte la vision interne du processus de production politique. Il s’agit de comprendre la dynamique qui conduit les politiciens congolais à redéfinir et remodeler la démocratie en appliquant de nouvelles pratiques dans la production politique.

Cette démarche procède d’un triple questionnement. Quelle définition de la démocratie donnent-ils de celle-ci ? À quelle(s) pratique(s) cette définition conduit-elle dans la production politique ? Quel est le rôle finalement assigné aux partis politique qui forment la classe politique ?

La plupart des études sur la démocratie en Afrique, d’une manière générale, s’intéressent soit au rôle à confier à la démocratie dans une perspective « développementale », soit à la manière idéale d’appliquer les normes et l’éthique démocratiques pour la bonne gouvernance. Elles ne s’intéressent pas ou peu aux contextes dans lesquels la démocratie telle que définie classiquement est remodelée par des sociétés n’ayant pas de tradition (culture) démocratique aucune à l’instar de l’Occident.

Le constat est que si les politiciens africains n’appliquent stricto sensu les principes démocratiques. Cela signifie qu’ils jouent un rôle actif dans la redéfinition et de la démocratie et dans celle rôle des partis politiques. Ce faisant, ils démontrent qu’ils ont leur propre perception de la réalité, c’est-à-dire des faits sociaux, culturels et politiques. Les politiciens, selon la formule de Garfinkel, ne sont donc pas des « idiots culturels ». À ce sujet, Garfinkel écrit : « Les sociologues conçoivent l’homme-en-société comme un idiot dépourvu de jugement… L’acteur social des sociologues est un idiot culturel qui produit la stabilité de la société en agissant conformément à des alternatives d’action préétablies et légitimes que la culture lui fournit. »

Du paradigme normatif au paradigme interprétatif

Garfinkel et d’autres ethno-méthodologues insistent sur le fait que les faits sociaux doivent être considérés comme des accomplissements des membres. Selon eux, la réalité sociale est continuellement créée par les acteurs, elle n’est pas donnée préexistante. D’où, l’attention toute particulière que l’on doit porter à la manière dont les membres prennent des décisions. Car les ethno-méthodologues ne pensent pas que les acteurs sociaux suivent des règles.

Ils avancent l’hypothèse que ces derniers appliquent des méthodes leur permettant d’actualiser les règles établies. Ce sont justement ces méthodes qu’il faut mettre à jour. Dans ce sens, il est donc intéressant d’analyser la perception des producteurs politiques (politiciens congolais) pour comprendre la nature de leurs actes.

Comment le contexte congolais est arrivé à donner lieu à des règles et des pratiques nouvelles relatives à la production politique ? Les ethno-méthodologues pensent que la relation entre acteur et situation n’est pas le fait des contenus culturels ni des règles, elle est produite par des processus d’interprétation. Il faut ainsi passer d’un paradigme normatif à un paradigme interprétatif. La façon de travailler d’un groupe de producteurs, mais aussi leur façon de voir et de considérer leur société a une grande influence sur leur pratique professionnelle et sur les actes qu’ils posent ou les produits qu’ils façonnent. À travers le choix d’une manière distinctive de production, les actes marquent une appartenance sociale (ethnique ?), un statut social, la solidarité, l’autorité, l’inclusion ou l’exclusion.

Pour comprendre pourquoi il n’y a pas une application stricte des règles démocratiques classiques, il convient de coupler l’analyse relative aux contextes micro et macro-socioculturel et politique avec l’analyse et l’interprétation proposées par ceux-là mêmes qui sont impliqués dans la production politique. Puisque l’appropriation et l’intégration d’une pratique sociale et culturelle peuvent être considérées comme des phénomènes complexes qui se développent de manière dynamique dans un contexte déterminé, il est indiqué de chercher des données qui décrivent les variables dans la dynamique d’appropriation et d’intégration de la production politique en contexte sociopolitique. La définition du contexte dont il est question ici implique l’exigence de se demander si les règles de la démocratie sont appliquées ou ignorées par les politiciens, sont appropriées au nouveau contexte.