Ethan Zuckerman est le directeur du Center for Civic Media au Massachusetts Institue of Technology de Boston. Dominique Cardon est le directeur de Médialab de Sciences-Po, à Paris. Ils font partie des principaux auteurs de l’étude publiée par l’Institut Montaigne sur la«polarisation des médias à la française».
En quoi l’espace médiatique français a-t-il une forme de polarisation qui lui est propre ?
Dominique Cardon : L’espace public numérique est désordonné, sauvage, compliqué, mais il a quand même une hiérarchie de visibilité. Aux Etats-Unis, l’espace s’est coupé. S’opposent un groupe central et un groupe de médias d’extrême droite, avec Fox News et Breitbart, qui ont une forte visibilité et une galaxie de sites de l’ultra-droite beaucoup plus obscurs. La chaîne d’information Fox News, qui fait une audience considérable, est un opérateur de blanchiment, retraitant des thématiques qui sont nées sur des sites suprémacistes blancs à faible visibilité. Il s’est donc créé une boucle d’autorenforcement dans laquelle des médias à forte audience prélèvent des infos douteuses, fausses, conspirationnistes, extrêmes, et les placent au centre de la conversation des Américains sans être le moins du monde sensibles aux reproches que leur fait l’autre partie de l’espace médiatique central (Washington Post,CNN, New York Times). On n’observe pas la même fracture dans l’espace médiatique en France. Il existe une sorte de solidarité des médias centraux autour des règles de la profession, notamment concernant la vérification des faits, même si les interprétations en sont très différentes. Ils sont constamment en désaccord, mais dans les débats entre le Figaro et Mediapart, on ne fait pas apparaître l’idée qu’il existe une «réalité alternative» ! En revanche, on observe en France une fracture d’une autre nature, avec un espace public central dominant et, en dessous, une conversation sociale permise par les réseaux sociaux. Celle-ci peut se déconnecter de l’espace central et relayer des informations qui lui sont propres, parfois plus douteuses ou périphériques.
Ethan Zuckerman : Pour moi, le résultat de l’étude est une surprise complète. Je pensais que le schéma médiatique américain avait une valeur universelle, sans doute parce que les technologies structurant l’espace médiatique sont les mêmes. Je m’attendais donc à retrouver la même chose en France qu’aux Etats-Unis. Mais il y a quelque chose de très respectueux dans les relations qu’ont les médias français très influents, ceux dont Dominique dit qu’ils constituent l’hypercentre, le cœur des médias français. D’un côté, cette situation est très saine. Cela veut dire que les médias de droite et de gauche abordent des sujets communs et en débattent ensemble. Mais d’un autre point de vue, cela peut être très dangereux. Car peut-être que ces médias du cœur ne parlent pas des bons sujets… On a eu une illustration de cette situation avec les gilets jaunes. A-t-il été fait assez attention aux inquiétudes de la population ?
Est-ce l’illustration d’une opposition entre l’élite et le peuple ?
D.C. : Les gilets jaunes ont mis en scène de façon spectaculaire ce genre d’opposition. L’intérêt d’une comparaison entre la France et les Etats-Unis est de montrer que ce n’est pas le numérique en soi qui produit des effets politiques propres ou fabrique les fake news. L’espace public numérique de chaque pays est façonné différemment par l’histoire politique, la culture, les spécificités des mondes journalistique et politique. En France, on observe une polarité assez étanche entre l’espace médiatique central et les médias périphériques ou de contre-information. Cet effet de clôture permet de préserver les valeurs de la profession, et constitue un fragile bouclier contre le recyclage des fake news. En revanche, il laisse moins de place à la thématisation d’expressions, de causes, de mobilisations qui pourraient venir d’autres endroits. Les gilets jaunes ont trouvé sur Facebook un espace de production d’attentes politiques qui n’ont pas trouvé de relais explicites dans les grands médias. D’où un ressentiment, une critique virulente des journalistes et une stratégie d’autonomisation caractérisée par la multiplication des automédias sur Facebook.
Quelles sont les causes historiques de ce particularisme français ?
D.C. : Cela tient à l’histoire de la professionnalisation journalistique, à l’homogénéisation des trajectoires professionnelles et des systèmes de formation, à la centralité parisienne des rédactions, à un système de surveillance mutuelle et de critique fondée sur les règles de la déontologie journalistique. Evidemment, cette situation présente des avantages. Mais elle a aussi comme conséquence de normer les pratiques, donc de fermer l’espace à certaines revendications. La presse a d’ailleurs elle-même bien conscience de souffrir d’un manque de diversité et de représentativité.
Aux Etats-Unis, Breitbart ne prospère-t-il pas lui-même sur une stratégie anti-élite ?
E.Z. :Breitbart a en quelque sorte pris le relais du Parti républicain, faisant évoluer ses idées sur certains sujets. C’est un média conspirationniste qui pousse l’idée d’un pouvoir non élu qu’il faudrait renverser par une rébellion populaire. Ce récit est devenu très puissant aux Etats-Unis et a poussé différentes thématiques, comme l’opposition aux immigrants. Je ne pense pas que ce soit les mêmes processus en France et aux Etats-Unis. Là-bas, Breitbart a trouvé un moyen d’influencer les conversations sur les réseaux sociaux. En France, les grands médias ont davantage joué le rôle de garde-frontières, disant que certaines discussions ne méritaient pas d’être tenues. C’est très élitiste, mais également très sain.
En théorisant un espace médiatique central coupé d’autres acteurs, d’autres thématiques politiques, n’oubliez-vous pas les grandes différences idéologiques à l’intérieur de cet espace ? Libé et le Figaro,ce n’est pas la même chose…
D.C. : Ce n’est pas parce qu’il y a un espace commun qu’il n’y a pas des idéologies différentes et une diversité. Mais le propos de cette étude est de rappeler que, derrière les prises de position de tel ou tel média, il y a une structure. Même sur le Web, la hiérarchie des légitimités, les circuits de l’influence obéissent à des règles et à un ensemble de contraintes politiques et professionnelles. On dit toujours qu’Internet a dérégulé le marché de l’information, comme si des informations naviguant comme des atomes rencontraient des internautes qui flotteraient eux-mêmes sur une mer houleuse. Non, on ne rencontre pas les informations par hasard.
Le clivage entre l’élite médiatique et le reste recouvre-t-il un autre clivage entre info payante et info gratuite ?
E.Z. : Nous savons que les médias gratuits financés par la publicité ont tendance à verser dans le sensationnalisme pour capter l’attention. Et l’on espère que les médias basés sur l’abonnement payant agiront différemment. Seulement, nous sommes tous dans une guerre de l’attention, y compris les médias payants. Cette situation peut renforcer la polarisation.
D.C. : Les modèles économiques jouent un rôle important dans les soubresauts du paysage numérique. On sait maintenant d’expérience que la seule manière de rentabiliser de l’information gratuite se paie d’une dégradation forte de sa qualité. Le retour des modèles par abonnement pour une partie des médias est un moyen de préserver un espace informationnel de qualité. Mais cela fabrique des publics différents, un journalisme à plusieurs vitesses. Une déconnexion entre un public accédant à une information gratuite qui, pour capter l’attention, va puiser dans le doute, le drôle et le cliquable et parfois le fake, et un autre accédant à une information vérifiée et approfondie. Dans ces conditions, l’utilité d’un service public gratuit est d’autant plus forte.
Vous évoquez un risque de «fossilisation» pour les médias du cœur. Le mot est inquiétant…
E.Z. : Je suis content que vous soyez inquiet [rire]. C’est l’intention de cette étude… Une partie des opinions et des idées du grand public ne sont pas populaires au sein de l’élite médiatique, et les grands journaux doivent se rendre compte que c’est un manque…
La colère des gilets jaunes, c’est aussi la frustration venant de villes petites et moyennes qui étaient peu représentées dans le cercle central.
Les gens s’organisent à l’échelle locale, ils disent qu’on ne fait pas attention à leurs préoccupations. L’étude montre que ce constat est juste à certains égards : la plus grande partie des sujets journalistiques touchant aux gilets jaunes traitait de ses conséquences pour Emmanuel Macron, et non des revendications des protestataires. C’est un manque dans le traitement médiatique. Si les gilets jaunes ne voient pas leurs inquiétudes relayées dans les médias, c’est eux qui bientôt ne feront plus attention aux médias d’élite. Cela n’est pas encore arrivé. C’est la menace de fossilisation.
Vous voulez tirer le signal d’alarme avec cette étude ?
D.C. : C’est une alerte. Les interrogations sont présentes depuis longtemps chez les journalistes, et les grands médias français ont publié des enquêtes remarquables sur les aspirations des classes populaires, sur le sentiment de déclassement, la vie chère, la province, la situation des familles monoparentales sans revenu, le logement, les contraintes de déplacement automobile… Mais ces enquêtes exceptionnelles masquent le fait que dans le fonctionnement ordinaire du flux d’information, ces populations et ses problèmes sont invisibilisés.