Deux générations de plus ont vécu sur la terre congolaise depuis la date, toujours mémorable, du 30 juin 1960. Ce jour-là, tout le pays dansait pratiquement au rythme de la chanson-fétiche « Indépendance chacha », composée, pour la circonstance, par une des icones de la musique congolaise, Joseph Kabasele Tshamala. Mais, la fièvre de la souveraineté retrouvée n’était pas encore totalement retombée que les démons de l’histoire revenaient rapidement au devant des autorités congolaises et belges. Un épais nuage de fumée planait toujours sur le mode de partage équitable, entre les deux parties, des biens et actifs ainsi que des passifs lors de la « séparation », sans oublier les biens et avoirs acquis depuis 1885. C’est là que se trouve en fait la trame du fameux « contentieux belgo-congolais. »
Le bâclage des négociations ouvertes à ce propos, à la veille et au lendemain du 30 juin 1960, semble avoir prédit, à sa manière, le peu d’attention que la classe dirigeante congolaise accorde aux questions économiques et financières depuis plus de cinquante ans. Le gel de ce dossier semble être l’une des causes de la descente aux enfers de la praxis économique congolaise. Beaucoup de légèreté a caractérisé la première entrée dans cette arène des fauves. La délégation congolaise à la Table ronde économique et financière de Bruxelles, tenue du 26 avril au 16 mai 1960, n’était pas outillée pour affronter la partie belge.
Quand les assises de la Table ronde politique belgo-congolaise, organisées du 20 janvier au 20 février 1960, ont pris fin, les représentants des forces congolaises, constituées de politiciens et de chefs coutumiers, ont regagné précipitamment à regagner leurs fiefs respectifs pour le partage du pouvoir. Ils venaient d’obtenir ce qu’ils voulaient le plus, la date de l’accession du pays à l’indépendance. C’est ainsi qu’ils ne penseront plus à préparer le déroulement des travaux du deuxième round des négociations qui devaient pourtant rester historiques pour les deux Etats.
En décrivant cette étape importante de la marche du pays, un compatriote qui a participé à la série des conférences organisées à Kinshasa lors de la commémoration du cinquantenaire de l’indépendance en 2010, ne cache pas son désarroi. Joël Ngoie Nshisso, dans une communication intitulée « Indépendance économique du Congo et Congolais de la diaspora », note tout simplement que les pères de l’indépendance avaient délégué à ces discussions économiques et financières « des étudiants congolais résidant en Belgique qui n’avaient pas le pouvoir juridique d’engager le pays et qui ne seront pas avec eux à la gestion » de la nation. Pour lui, « les Belges ont trouvé une occasion de spolier le Congo. Comme retombées de cet échec, le 17 juin 1960, le roi des Belges promulgue la loi accordant aux sociétés commerciales congolaises, avec sièges administratifs en Belgique, le droit de devenir des sociétés belges avant le 30 juin 1960. Environ 500 sociétés congolaises, et avec des avoirs de plus de 4000 milliards des dollars américains revenant au nouvel Etat congolais, devinrent une propriété belge ».
Le professeur Isidore Ndaywel, qui a été l’un des pivots de la commémoration des cinquante ans d’indépendance, atteste, à sa façon, ce grave hiatus. Au cours d’un exposé au Centre Wallonie-Bruxelles de Kinshasa, il indiquait que « les informations sûres concernant cette table ronde ne sont pas connues jusqu’à ce jour, mais les grandes têtes politiciennes congolaises avaient presque balayé du revers de la main ces assises.» Le Mouvement nationaliste congolais (MNC) de Patrice Lumumba y avait délégué « Mario Cardoso et Joseph Mobutu, qui ne maîtrisaient rien sur les affaires économiques du Congo. Pourtant, la Belgique avait mandaté des hommes outillés en la matière. C’est pour cela que certains affirment que cette Table ronde a presque accouché d’une souris, du côté congolais. »
En fait, les enjeux étaient importants. Dans une série d’articles publiés en 2010 sous le titre « Les mesures qui « ont tué » l’économie congolaise », le chroniqueur Théophile Ayimpam Mwana Ngo cerne la problématique en différents traits : la dissolution des sociétés à charte, véritables « Etats dans l’Etat », disposant de pouvoirs de concession de terres congolaises à des tiers, la dette coloniale contractée par la Belgique au nom du Congo belge, la dissolution de la Banque centrale du Congo belge et du Rwanda Urundi, le portefeuille de l’Etat congolais chiffré à 39 milliards de francs congolais lourds, le franc congolais valant à l’époque 50 dollars américains.
Dans une étude publiée en septembre 1968 sous le titre « Le contentieux financier belgo-congolais », Christian Lejeune, avocat près la Cour d’appel de Bruxelles, a essayé de creuser davantage cette littérature ainsi que les chiffres y relatifs. Il note que beaucoup de chercheurs ne reviennent pas souvent à un communiqué que Joseph Kasa-Vubu avait remis à l’agence Belga le 14 avril 1960. Le futur chef de l’Etat congolais indiquait clairement : « Nous estimons qu’il serait sage de limiter cette conférence à une simple étude des dossiers devant éclairer le futur gouvernement congolais. La Belgique doit, de son côté, s’atteler à nous présenter, au 30 juin 1960, un inventaire du patrimoine congolais et un exposé clair de sa gestion et laisser ensuite au gouvernement congolais le soin de décider librement et en connaissance de cause ». Cela peut-il expliquer l’attentisme constaté de la part de tous leaders congolais ?
Par ailleurs, cet avocat belge essaie d’explorer les lignes budgétaires en écrivant, dans le même document, ce qui suit : « Le 31 mars 1960, la dette publique coloniale se chiffrait à 45 milliards 212 millions4. Elle était très largement compensée par un actif qui, d’après le dernier bilan patrimonial clos au 31 décembre 1959, se montait à 87 milliards dont, principalement, 38 en investissements publics, 6 milliards en investissements paraétatiques et 37 milliards en valeurs mobilières réunies dans le portefeuille colonial. A ces 87 milliards, il y avait en outre lieu d’ajouter 4 milliards 253 millions d’équipements culturels et sociaux. La seule réalisation du portefeuille aurait permis de couvrir plus des sept neuvièmes de la dette publique. L’actif colonial cédé par la Belgique était donc considérable et le bilan de la colonisation s’était clos par un solde créditeur de quelque 46 milliards et ceci, compte non tenu des investissements privés bien plus importants encore. »
Dès l’accession du pays à l’Indépendance et l’assassinat du premier ministre Patrice Lumumba, les gouvernements successifs de Adoula, Tshombé, Mulamba ne parviendront pas à dénouer cette crise, mais, plutôt, à lui ajouter d’autres substances. « La toile de fond de ce fameux contentieux, dont on ne pourrrait dire, vu ses rebondissements, s’il a été définitivement réglé, de quelle manière, par qui et quand ? En effet, dans le passage en revue de ce dossier, on constate que l contentieux belgo-congolais, enterré par Tschombé en 1965, a été déterré par Mobutu, qui le déclara clos, à son tour en 1966, avant de menacer de le rouvrir en 1989, n’eussent été les Accords de Rabat. De son côté, et malgré ces accords, la Conférence nationale souveraine (CNS) a changé, en 1992, le gouvernement de transition de le régler par les voies diplomatiques », écrit Crispin Ngandu Mualaba, dans son ouvrage « La République démocratique du Congo, tout est à refaire, à qui la faute ? » (Ed. Publibook, France, 2012).
Ainsi, depuis plus de vingt ans, c’est-à-dire depuis la fin précipitée des travaux de la CNS, cette épine, qui est restée accrochée, ignorée ou volontairement mise e sourdine, dans les relations belgo-congolaises, ne cesse cependant de hanter des chercheurs et ses spécialistes de la coopération entre les deux Etats. En ce 54è anniversaire de l’accession du pays à l’Indépendance, l’accent est déjà mis sur la bonne organisation des parades militaires, mais peu d’attention sur les modalités de valoriser les aspects intrinsèques de cette souveraineté.