Le prix du péché

En Afrique, à moins que je ne me trompe, ce n’est pas encore demain qu’aura lieu la régulation dans le secteur du plus vieux métier du monde. Il faut cependant se rendre à l’évidence que les jours sont désormais comptés et que même les réalités de l’informel ou les réticences culturelles qui servaient jusqu’ici de manteau de Noé à la prostitution à la mode africaine seront bientôt inopérantes. Déjà, des craquelures se manifestent dans le discours social officiel de plus en plus en déphasage avec les réalités d’aujourd’hui, en porte-à-faux en tous les cas avec l’esprit du temps. Ainsi, par exemple, seuls des naïfs persistent toujours à donner du crédit à des préceptes qui faisaient naguère autorité dans nos   sociétés, comme celui-ci : « Mwasi abandaka mobali te ! » (jamais femme ne fera d’avances à l’homme !) Tu parles !

Mais de là à se comporter pire que des animaux, il y a une marge que le bon sens se refuse de franchir. Même le péché a un prix, dit-on

On peut, s’est selon, s’en féliciter ou s’en plaindre. En effet, d’un côté, en pratiquant la politique de l’autruche, les apparences demeurent sauves, celles d’une Afrique vertueuse, où tout ce qui a trait au sexe reste tabou, se décline en proverbes, périphrases et paraphrases. De l’autre côté, par contre, il faut être bien versé dans l’hypocrisie pour continuer à ne pas voir qu’en matière de mœurs et de moralité, la « mondialisation » nous a, de gré ou de force, logés à la même enseigne que les autres terriens.

Il est vrai que nos villes sont encore à l’abri de spectacles comme ceux dont les voyeurs se régalent dans les parages de la gare du Nord, à Bruxelles. Ou encore au Bois de Boulogne et rue Saint-Denis, à Paris. Mais n’oublions pas, toutefois, que nous avions, nous aussi, des lieux interlopes bien connus à Lubumbashi, à Matadi, à Kisangani ou à Kinshasa, où se pratiquait le plus vieux métier du monde.

Puis avec les multiples crises socioéconomiques, le train de la vie est devenu d’accès difficile pour tout le monde, y compris pour ceux et celles qui trouvaient dans la prostitution l’exutoire ou la solution à leurs problèmes. Ensuite le sida est passé par là, avec ses images d’horreur, sa moisson de morts. On ne tarda malheureusement pas à s’accoutumer à la pandémie, à faire comme si la maladie était une imposture, un simple épouvantail inventé par des prédicateurs en manque d’inspiration ou des ONG en quête de financements internationaux ! D’où de nouvelles formes, de nouvelles pratiques de la prostitution, de nouveaux lieux de transaction.

On notera ainsi, par exemple, la délocalisation de la prostitution. Finis désormais les débits de boisson ou les hôtels (de passe) comme temples exclusifs pour le commerce de la chair. Dans les écoles, les lieux de culte, les veillées mortuaires, les espaces de travail, les marchés, partout on se prostitue. Le terme de « prostituée » est d’ailleurs de plus en plus récusé, on lui préfère des équivalents plus imagés, d’autant plus que même des garçons s’adonnent à cette activité et, surtout, de plus en plus des mineures envahissent les rues, en véritables péripatéticiennes. Pour ce genre de clientèle, très souvent, ce n’est même plus l’argent qui est prioritairement recherché. Tout est bon pour vendre sa jeunesse et avilir son intimité : fringues, nourriture, téléphones portables, etc. Et qu’importe que l’on soit ou non protégé. On connaît le refrain : ceux ou celles qui « ont marché sur les mines » ont été ensorcelés !

Cette inconscience collective s’étale, se conjugue au quotidien et à visage presque découvert au lieu-dit Paka-Djuma, sorte de Sodome et Gomorrhe, aux abords du fleuve Congo, vers Kingabwa. L’activité principale, ici, c’est le sexe. Avec 500 francs, on peut s’offrir déjà une tapette. D’autres lupanars existent, et pas uniquement dans les communes périphériques de la capitale ! On les appelle kuzu.

Le kuzu, c’est le retour à la bestialité atavique. Un terrain vague où poussent quelques arbrisseaux. Un chantier abandonné. Deux chaises en plastique comme repère. Entre chien et loup, comme on dit, les adeptes du  kuzu s’amènent un à un. La seule obligation, c’est de consommer la boisson qui vous est proposée par le tenancier du lupanar. Une fois cette formalité accomplie, on se glisse et s’allonge comme des bêtes dans l’herbe aux côtés d’autres ombres dans un océan de râles et de vociférations infernales.

Des scènes pareilles se passent en ce vingt-unième siècle, dans la capitale congolaise en pleine cure de « révolution de la modernité ». Les clients, contrairement à ce qu’on pourrait penser, proviennent de tous les milieux. Anonymat garanti ? Gratuité (presque) de gîte ? Renouement avec des phantasmes ataviques ? Il est difficile de savoir avec exactitude ce qui pousse ainsi des êtres humains à se rapprocher des animaux. Que la pauvreté, le dénuement extrême dans lequel vivotent nombre de compatriotes soient la principale cause qui les amène à s’offrir pour des miettes, cela pourrait se comprendre. Mais de là à se comporter pire que des animaux, il y a une marge que le bon sens se refuse de franchir. Même le péché a un prix, dit-on.